Economie

 

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Pas de limites pour le sauvetage des banques

François Chesnais

Cet article fait suite à l’article publié en date du 20 janvier 2009 et constitue un élément du débat avec Alain Bihr dont les articles ont été publiés le 1er novembre 2008 et le 20 janvier 2009. Cet article a été écrit et publié fin mars 2009. (Réd.)

«Pas de limites pour le sauvetage des banques, mais mises au chômage et destructions d’usines massives et une propagation accélérée de la récession mondiale.»

Les trois derniers mois ont vu l’accentuation du processus de propagation domestique au sein des plus grandes économies et de contagion internationale. En France, les dernières projections de l’INSEE annoncent un recul de 3% du produit intérieur brut (PIB) en milieu d’année. L’INSEE prévoit une très forte accélération des pertes d'emploi au premier semestre: 387 000 postes seraient détruits dans les «secteurs marchands non agricoles» (secteurs manufacturier et des services) en six mois. Effectivement, il ne se passe plus une semaine sans que ne soit annoncée la fermeture d’une usine, filiale d’une multinationale (Continental, Goodyear, Celanese) très importante pour l’emploi d’une ville ou d’une région. Les travailleurs font face à un défi de mise au chômage massif d’un type qu’ils n’avaient pas connu depuis trois quarts d’un siècle. Ils y sont confrontés dans des conditions inédites d’une internationalisation très poussée de la production industrielle. Ils en ont conscience. Aussi longtemps qu’ils sentiront ne pas avoir de réponse tant soit peu claire à cette situation, ils ne pousseront pas l’action au-delà de formes circonscrites dans le contenu et la durée. C’est là que se situe l’un des principaux enjeux politiques du moment actuel.

Au plan mondial, la situation est marquée par deux phénomènes majeurs. Le premier prend la forme de la persistance de la crise financière, dont les places de Wall Street et de la City ont été le théâtre principal jusqu’à présent, mais aussi de la multiplication de mesures de sauvetage en faveur des banques pourtant directement responsables du déclenchement de la crise. Aux Etats-Unis des sommes toujours plus colossales sont été injectées par la Fed et le Trésor. Il est devenu indispensable de s’interroger sur leur montant et sur la fréquence des interventions. Passé le moment critique de fin septembre où l’objectif a été d’éviter l’effondrement du système financier, le montant des sommes concernées et les mécanismes que les «autorités monétaires», pour utiliser la formule consacrée, visent moins le redémarrage du crédit que la limitation du montant des pertes de profit essuyées par les institutions financières porteuses de capital fictif. Pour l’instant, les plans successifs ont peu d’effet de sorte qu’il a fallu régulièrement ajouter de nouveaux montants à ceux, déjà très élevés déboursés précédemment. Le second élément majeur est l’accélération du mouvement de contraction des ventes, de la production et de l’emploi qui a commencé fin 2008 et qui s’est poursuivi au cours des deux premiers mois de 2009. Sur ce plan le processus de dévalorisation du capital par la destruction, la mise au rencart d’une fraction de ce capital, est pleinement lancé. Le BIT prévoit la mise au chômage de millions de travailleurs supplémentaires[1]. Partout on assiste à l’envoi à la casse d’une usine après une autre.

Le processus cumulatif de contraction concerne en premier lieu les Etats-Unis bien sûr, où il a commencé en octobre 2008. Les Etats-Unis connaissent le taux de chômage le plus élevé depuis les années 1930[2]. Depuis décembre, le mouvement de récession affecte l’Asie, avec des chutes brutales des exportations, de la production et de l’emploi au Japon, en Corée et dans les «petits dragons», ainsi que leur ralentissement très fort en Chine, notamment en Chine du sud. L’Asie de l’Est rejoint ainsi les Etats-Unis comme vecteur de propagation de récession vers l’Amérique du sud. En Europe, c’est le complexe industriel métal-métallurgique dont l’industrie automobile est le cœur, qui est le plus touché. Plus encore, c’est en Allemagne, donc dans le pays possédant le système industriel manufacturier le plus important et jusque-là le plus compétitif de l’UE, que la contraction d’ensemble entraînée par la chute des exportations de biens d’investissement, de machines, est la plus forte.

On a donc deux phénomènes cruciaux. L’une est la fixation d’un abcès financier, dont Wall Street et la City sont le cœur. L’autre est la propagation de la récession, en particulier dans les pays où l’industrie automobile est le pivot du secteur manufacturier, mais aussi dans ceux les plus tournés vers les marchés extérieurs, les plus dépendants des exportations. La durée de la récession va dépendre chaque jour plus de ce qui se passe en Asie. On a là l’illustration de la nécessité de penser la crise vraiment à un niveau mondial. Si les relations économiques et politiques de la mondialisation capitaliste contemporaine doivent plus que jamais être appréhendées comme «des éléments d'une totalité, des différenciations à l'intérieur d'une unité»[3], alors l’Asie est en devenue une composante essentielle. Les Etats-Unis ont été les architectes de la mondialisation. Mais c’est la Chine qui en est devenue progressivement le principal étai. En dernière instance, c’est ce qui se va se passer dans cet immense Etat qui déterminera, sans doute plus que tout autre facteur, les formes et le contenu social que prendra l’issue de la crise mondiale.

Une injection de fonds sans fin dans le système financier

Le 18 mars, la Fed, la banque centrale américaine, a annoncé qu’elle injectait un nouveau montant de mille deux cents mille milliards de dollars ($ 1,2 trillions) sous forme de rachat de 750 milliards de dollars supplémentaires de titres hypothécaires aux banques, de 100 milliards de rachat de créances hypothécaires aux entités semi-publiques Fannie Mae et Freddie Mac et d’achat de bons du Trésor à long terme à hauteur de 300 milliards de dollars. Trois jours plus tard, le secrétaire d’Etat au Trésor du gouvernement Obama, Tim Geithner, a annoncé que 100 milliards de dollars puisés dans les autorisations de dépenses de la loi Paulson votés début octobre 2008, qui vont être mis dans un nouveau fonds public chargé d’inciter des investisseurs à acheter des créances qui sont toujours sur les comptes des banques et dont le prix s’est effondré. Ces sommes viennent en plus des 800 milliards de dollars injectés par la Fed le 25 novembre 2008 et au moins la moitié des 700 milliards de dollars ayant le même objectif gérés par le département du Trésor dans le cadre du Plan Paulson. Au total, les montants alloués au sauvetage du système financier atteindraient donc maintenant le montant impressionnant de quelque 2,5 trillions de dollars (montant indicatif car même les sénateurs américains les plus sourcilleux et les chroniqueurs spécialisés les plus futés se perdent dans les chiffres).

L’éclatement de la crise financière et ses rebondissements ont continuellement pris les opérateurs financiers et les gouvernements par surprise. Le début de la crise des titres hypothécaires dit subprime remonte à fin juillet-début août 2007. L’adoption du Plan Paulson début octobre 2008 ainsi que les mesures de sauvetage des banques annoncées à la même époque par Gordon Brown et les dirigeants des principaux pays de l’Union européenne ont été accompagnées de déclarations comme quoi «le pire serait vite passé».  A écouter le personnel politique et les commentateurs des sommes suffisantes d’argent, emprunté pour une bonne partie à des investisseurs privés sous forme de bons du Trésor, avaient été injectées dans le sauvetage des banques aux Etats-Unis et en Europe pour leur permettre d’effacer de leurs bilans la majeure partie des actifs contenant les créances irrécupérables dues aux prêts hypothécaires subprime, disséminées mondialement à partir des banques de Wall Steet et de la City. Mais bientôt il est apparu que les montants extrêmement élevés mis à la disposition des très grandes banques et de certaines des plus grandes sociétés d’assurance du monde n’avaient pas suffi pour les éloigner de la faillite, encore moins leur permettre de relancer leurs opérations de crédit. Les gouvernements américain et britannique n’ont donc pas seulement été forcés de leur injecter toujours plus d’argent, mais d’entrer «momentanément» dans le capital d’institutions financières majeures. C’est le cas Citigroup, considéré jusqu’au début de la crise comme la première institution bancaire au monde, où le Trésor américain détient maintenant 36 % du capital, ainsi que de l’assureur AIG, qui a souvent été en première page des journaux depuis septembre 2008. C’est le cas de la Royal Bank of Scotland (RBS) où le gouvernement britannique est devenu actionnaire majoritaire à hauteur de 58 % et du Lloyds Banking Group où sa participation s’élève à 77% du capital[4].

Il est à peu près certain qu’il y aura de nouveaux épisodes de rebondissement incontrôlé. L’un pourrait concerner les banques et les gouvernements des Etats balkaniques et baltes qui ont accumulé des créances sur des prêts faits grâce à des crédits fournis par des banques autrichiennes, italiennes et allemandes en particulier. On aurait à une échelle bien plus importante et avec des institutions moins fortes que celles de la City un scénario à la façon islandaise de novembre 2008. Mais dans la gestion des plans de sauvetage, la dimension de défense des intérêts des institutions accumulatrice de capital fictif est devenue toujours plus manifeste. Le mouvement de récession est lancé si fortement qu’une abondance de crédit à des taux moins élevés ne va modifier ni les plans de destruction de capital des entreprises, ni le comportement des salariés-consommateurs. Les banques commencent même à le dire, en expliquant que leur «offre de crédit» ne rencontre pas de demande. La visée des plans de sauvetage n’est donc pas celui mis en avant par les campagnes de com.  Il y a un siècle et demi, Marx notait que la politique monétaire suivie lors des crises économiques, était à peu près entièrement conduite «pour garantir l’existence mythique et autonome de cette valeur qu’incarne l’argent. (…) Aussi faut-il pour sauver quelques millions (de livres sterling ou de franc-or), sacrifier bien des millions de marchandises»[5], envoyer des centaines de milliers de travailleurs au chômage et leur faire aussi payer en tant que contribuables, le processus de socialisation des pertes du capital rentier qu’implique l’injection de fonds publics. En cette première décennie du 21° siècle, ce sont les conditions d’existence de milliards de femmes, hommes et enfants qui sont sacrifiées quotidiennement, les fondements mêmes de la reproduction de la vie sur la planète qui sont menacées, afin que les «valeurs financières» continuent à nourrir les incarnations contemporaines du «thésauriseur», celui «dont le voeu pieux (est de voir) l'intérêt lui pousser qu'il dorme ou veille, qu'il soit chez lui ou en voyage, de jour et de nuit»[6].

Le tonneau des Danaïdes des «actifs toxiques»

Les sociétés financières citées plus haut, sont celles dont la faillite entraînerait, pour elles-mêmes et pour les autres, le plus de pertes. Elles représentent seulement la partie apparente de l’iceberg. Il n’y a pas une seule banque étatsunienne ou européenne dont les comptes ne soient pas grevés à un degré ou à un autre par des créances soit irrécupérables, soit dont la valeur a baissé si fortement qu’elles ne peuvent pas être vendues. De même, il y a peu de gestionnaire de fonds de pension ou de placement financier collectif (Mutual Funds) qui n’ait sur les bras des «actifs» achetés pour être liquidés avec profit, qu’il voudrait absolument éviter d’essuyer de trop lourdes pertes. C’est là l’objectif des plus importantes mesures annoncées en ce mois de mars 2009.

L’identité des créances nommées «toxiques» évolue sans cesse. Avec l’aggravation de la crise immobilière aux Etats-Unis, puis son entrée en récession avec sa propagation mondiale rapide, des créances réputées «saines» précédemment sont devenues «toxiques» à leur tour. Cela a commencé par les crédits hypothécaires de bonne qualité (crédits dits Alt-A mortgages). Ici  la chute des prix immobiliers et la montée du chômage, le taux de défaillance s’est accru rapidement fin 2008, passant d’une moyenne de 2 à 3% à plus de 10 %. Puis avec l’entrée des pays en récession et le début aux Etats-Unis, au Royaume Uni, en Irlande, en Espagne, les créances afférentes aux défauts de paiement de prêts faits à des entreprises ainsi les actifs «synthétiques» le contenant sont devenus douteux, «toxiques» à leur tour. Il s’agit des Credit Default Swaps ou CDS, qui assurent les entreprises de défauts de paiement de créances par transfert du risque et les Collateralized Debt Obligations ou CDO, les actifs contenant des «créances dérivées de créances», des créances ayant fait l’objet de titrisations successives (mécanisme dit de «retitrisation»). Le volume du marché des CDS est estimé avoir augmenté de 6400 milliards de dollars américains fin 2004 à 58 mille milliards (5,8 trillions) fin 2007. On comprend par là que la question des «actifs toxiques» est très, très loin d’avoir été réglée. C’est pourquoi la crise financière n’en finit pas.

La crise a révélé l’ampleur des transformations dont la libéralisation, la déréglementation et la mondialisation financières ont été le cadre. L’une des plus importantes concerne la nature et la structure des banques, ainsi que la source de leurs profits. Les «banques» ont connu une transformation qualitative. Le premier pas dans beaucoup de pays, dont bien sûr la France, a été la privatisation des banques nationalisées. Puis au cours des années 1990, il y a eu transformation des banques en «sociétés financières», c’est-à-dire en groupes financiers diversifiés, véritables conglomérats financiers, qui sont maintenant ceux qui préoccupent les gouvernements le plus. Ils sont nés de fusions-acquisitions entre des entités effectuant des «métiers» financiers précédemment distincts, et même dans certains pays juridiquement séparés, comme aux Etats-Unis jusqu’à l’abrogation de la législation des années 1930 par le gouvernement Clinton. Ils comprennent en général une banque de dépôt avec ses guichets (autant que possible notamment en Europe c’est celle-ci, la vielle «banque de Papa», qui a donné son nom au groupe pour rassurer les vieux déposants); une banque d’affaires spécialisée dans les services de conseil aux entreprises, mais devenue aussi centrale dans l’ingénierie des opérations de titrisation; des filiales spécialisées dans le crédit aux ménages et les services financiers aux particuliers; enfin des filiales spécialisées dans les placements à haut risque qui font des opérations du type effectué par les Hedge Funds. Il s’agit bien entendu de groupes cotés en bourse qui versent des dividendes et dont les actionnaires attendent aussi la valorisation de leurs titres moyennant des cours élevés, tendanciellement haussiers, sur les marchés boursiers. Pendant une quinzaine d’années euphoriques, les actionnaires n’ont pas été déçus, puisque la part des sociétés financières dans la capitalisation boursières à Wall Street est passée 6% en 1990 à 19% en 2007. Depuis le début de la crise, ce sont au contraire elles qui ont fortement contribué à «plomber» les cours.

Au cours de la phase postérieure à 2002 qui a vu l’essor très rapide de la titrisation, encore un autre développement s’est produit. Les groupes financiers étatsuniens et britanniques les plus engagés dans la titrisation ont créé encore une nouvelle forme de filiale, portant le nom de «conduits». Les banques d’affaires des groupes ont acheté«en gros», par lots, des créances hypothécaires ou des créances d’entreprise et ont «fabriqué» à partir de cette «matière première», les titres «synthétiques». Puis elles les ont transférés aux nouvelles filiales qui avaient à charge de les inscrire à leur actif et de les vendre par des contrats de gré à gré aux spéculateurs, aux Hedge Funds. Ainsi est né ce qu’on a commencé à nommer vers 2006 un shadow banking system, un système situé dans l’ombre. Les «conduits» étant des filiales non régulées, ils ne pouvaient pas lever des prêts eux-mêmes et ont été financés à très court terme par des prêts contractés par les groupes les ayant créés. C’est l’une des sources du fort endettement des groupes financiers eux-mêmes dont une expression est donnée dans le tableau suivant.

Etats-Unis: Endettement total et par secteur institutionnel 1980-2008
(en % du produit intérieur brut ou PIB)

Secteur

1980

1990

2000

2008

Ménages

    49

    65

    72

  100

Sociétés non-fin.

    53

    58

    63

    75

Sociétés financières

    18

    44

    87

  119

Etat

    35

    54

    47

    55

Total

  155

  221

  269

  349

Source: Michel Aglietta à partir des statistiques de la Federal Reseve Bank, Flow of Funds (conférence du 6 mars 2009 à Arc2, à consulter sur le site www.arc2.fr ).

On voit qu’entre 2000 et 2008 aux Etats-Unis (et certainement au Royaume Uni aussi), ce n’est pas seulement l’endettement des ménages qui s’est accru très fortement, mais aussi dans des proportions analogues celui des sociétés financières. C’est bien pour cette raison que l’une des principales mesures des plans de sauvetage, dirigées non pas vers les institutions en faillite, mais vers celles qui sont menacées de subir de très fortes chutes dans leurs profits financiers. Ainsi le dernier en date des «plans Geithner» consiste à aider les sociétés ayant encore beaucoup «d’actifs» sans valeur dans leurs comptes de les vendre au meilleur prix possible. Il s’agit de faire émerger un nouveau compartiment du marché financier, organisé et donc calmé, où des acheteurs (c’est-à-dire des investisseurs institutionnels ou des banques centrales asiatiques) se présenteraient de nouveau en bénéficiant de fortes garanties et subventions étatiques.

Des profits financiers fictifs faits de commissions et de paris dans la plus grande opacité

Aussi bien l’émission que l’achat d’effets «titrisés» ont donné lieu à des profits très élevés. Commençons par l’émission. La doxa du monde financier a énoncé que la «titrisation» était avant tout un moyen de réduire les risques de défaillances de débiteurs en les partageant entre de très nombreux opérateurs au moyen de la diffusion des créances dans l’ensemble des réseaux créés par la mondialisation financière. Ce qu’est devenu, par sa durée et les changements successifs dans la catégorie exacte de titre devenue «toxique», un redoutable mécanisme de dissémination de crise a d’abord été pendant quelques années une source de profits très élevés pour ceux qui en organisaient l’émission et la vente. Pour s’en tenir au crédit hypothécaire, on a affaire, précise Michel Aglietta, à une configuration où «tous les intermédiaires, de la personne qui fait signer le crédit hypothécaire initial, aux banques d’affaires qui titrisent et aux agences de notation, en passant par les cabinets d’avocats qui fabriquent les contrats de titrisation, sont rémunérés en fonction du volume de prêts placés»[7]. La longueur des chaînes de transactions, le fait que pour «couvrir les risques» encourus par les effets titrisés type MBS (voir plus haut) on crée un autre titre le CDO qui en transfert le risque encore à d’autres, et ainsi de suite, s’explique donc pour une grande part par le fait que chaque transaction donnait lieu à de fortes commissions. En ce qui concerne les acquéreurs d’effets titrisés, les opérations ont vraiment relevé de paris purs et simples à côté desquels la gestion de portefeuille d’actions a eu l’allure de prises de risque limitées, reposant sur une information détaillée sur les entreprises et une «évaluation publique» (terme des économistes keynésiens) à laquelle participent l’ensemble des opérateurs et investisseurs. Les banques d’affaires et les agences de notation ont été, pour citer encore Aglietta, «les intermédiaires de l’alchimie qui a consisté à fabriquer des tranches de risque sous forme de titres que l’on revend, dans l’opacité la plus totale, sans donner d’information aux acheteurs finaux et en leur disant:De toute façon, vous êtes couverts par l’évaluation des agences’».

L’une des raisons de la complexité et la gravité de la crise, est que les groupes financiers y sont engagés de différentes façons: dans certains cas, par l’intermédiaire de telle ou telle filiale, comme «fabriquant» et émetteur de titres; dans d’autres surtout comme acquéreur-spéculateur; dans ceux ayant la forme de conglomérats, dans les deux positions à la fois. Ainsi Lehman Brothers, dont la faillite en septembre 2008 a joué le rôle d’accélérateur de la crise financière, appartenait au premier groupe. Ici la banque d’affaires s’était spécialisée dans l’achat en lot et le «packaging» de créances hypothécaires. A deux moments successifs, lors du début de la crise des subprime en août 2007 dont le déclenchement a pris sa filiale BNC Mortgage par surprise, puis de nouveau lorsqu’après un moment passager de stabilisation début 2008, elle a fait le pari que le marché allait de redresser et pris le risque d’acquérir de nouvelles créances dont elle n’a pas pu se défaire. Dans le cas de Bear Sterns, acquis à vil prix par JP Morgan en mars 2008 au terme d’un sauvetage organisé par la Fed, sa perte a été précipitée par l’acquisition à très grande échelle d’effets titrisés dont la valeur s’est effondrée. Au moment de clôturer les comptes fin 2007, le montant de ses fonds propres était de 11 milliards de dollars et celui des titres acquis de 395 milliards, soit un «effet de levier» (leverage ratio) de 35.5 à 1. La gravité de la crise tient aussi aux mécanismes de contagion entre sociétés financières. C’est le cas de l’assureur AIG, dont la situation a exigé l’injection à répétition de fonds pour lui éviter la faillite. Une des activités longtemps très rentables d’AIG, menée par une de ses filiales londoniennes (employant une vingtaine de personnes) consistait à assurer d’autres sociétés, financières et non-financières, contre des défauts de paiement, à l’aide d’assurances contre les défaillances de créance (CDS) sur des paquets de CDO. Avec l’aggravation de la récession, les défauts de paiement se sont multipliés, exigeant l’indemnisation de grands groupes, dont la Société Générale.

L’explication dominante de la croissance exponentielle du crédit met surtout l’accent sur sa fonction de forme artificielle d’élargissement du pouvoir d’achat des ménages, moyennant le développement très fort et très rapide du crédit à la consommation et surtout du crédit hypothécaire. C’est le point de vue qu’on trouve toujours dans le livre de Frédéric Lordon terminé à la fin de l’été 2008[8]. Il cite pourtant un rapport américain de l’Office of the Comptroller of the Currency (l’une des agences de supervision des banques), qui constate que «l’approche du crédit par les banques a sensiblement changé en quelques années: «le point important pour les prêteurs n’est plus tant que les crédits à la consommation soient remboursés mais que les prêts deviennent (pour les banques) des actifs perpétuellement rémunérateurs»[9] On ne peut mieux décrire la fonction tout aussi importante jouée par le développement du crédit, à savoir de créer un nouveau champ de valorisation financière à une masse de capitaux en quête d’occasions de placement. L’assise «réelle» en était très étroite et fort fragile. L’édifice reposait sur la capacité des ménages à payer les intérêts. Celle-ci était liée pour une part au niveau de l’emploi et pour une autre au mécanisme pervers de «l’effet richesse» provoqué par la montée des prix immobiliers. Elle était donc très sensible à des changements de conjoncture même limités ainsi qu’au retournement du marché immobilier, inévitable tôt ou tard. L’importance du volume des capitaux en quête de placements financiers est soulignée par Michel Aglietta. Comme cause de la surabondance de capital de placement, il pointe du doigt les excédents commerciaux des pays d’Asie et des Etats à rente pétrolière. Sans en méconnaître le rôle, je mets l’accent pour ma part sur les mécanismes endogènes aux pays capitalistes avancés qui sont propres à l’accumulation du «capital porteur d’intérêt» et dans sa foulée du capital fictif. C’est un point où les positions d’Alain Bihr  et les miennes se rapprochent. Dans sa réponse publiée plus haut, il écrit que «faute de pouvoir se valoriser sous forme de capital réel, en s’investissant (directement ou indirectement) dans l’industrie et le commerce, la part ‘excédentaire’ de la plus-value non absorbée par la consommation de luxe a cherché à se valoriser sous forme de capital fictif. Elle est venue tenter sa chance au grand casino d’une finance dopée et surtout dupée par les mesures de ‘libéralisation’ néolibérales». Là où nous nous séparons, c’est sur le rôle qu’il attribue aux profits non-réinvestis comme source principale, sinon exclusive de l’accumulation financière – position nécessaire pour justifier la thèse de la «crise de réalisation», mais qui comporte une forte méconnaissance du rôle des mécanismes institutionnels, au premier chef les systèmes de retraite de marché financier. Ceux-ci ont alimenté la finance en permanence depuis un seuil franchi dans les années 1970[10].

Mon analyse comporte des conclusions à caractère politique. Même dans une perspective de réforme keynésienne, un meilleur «partage de la valeur ajoutée» ne serait pas une réponse suffisante. Ce qui s’imposerait serait le démantèlement total des institutions financières. Les méthodes douces de l’euthanasie du capital rentier évoquées par Keynes ayant échoué, il serait nécessaire de trouver des méthodes plus efficaces pour assurer leur disparition. Une mesure incontournable serait le démantèlement des systèmes de retraite de marché financier ou «fonds de pension», dans lesquels le paient des retraites repose sur le placement des fonds sous forme de prêts et de parts de capital des entreprises. Pour l’instant on en est loin. Aux Etats-Unis et en Europe, on en est plus que jamais à secourir prioritairement le système financier, pas seulement sous l’angle choisi par les campagnes de «communication» où il est toujours question de «préserver la fonction de création de crédit des banques», mais aussi et même surtout d’ensemble d’institutions constitutives du capital rentier contemporain. L’objectif, répétons-le, de plusieurs des plus importantes mesures annoncées au cours des derniers jours, est de défendre la «profitabilité» des fonds de placement financier collectif, Mutual Funds et autres Hedge Funds, de leur permettre de se défaire de leurs «actifs» sans valeur, sans essuyer de trop lourdes pertes.

Le Capital porteur d’intérêt et capital fictif

Le capital porteur d’intérêt, étudié par Marx dans le livre III du Capital est celui qui se valorise en «extériorité à la production» en décrivant ce que Marx nomme le «cycle raccourci» du capital (A-A’). Comme son nom l’indique, il se nourrit au départ d’intérêts et de dividendes provenant de vrais flux de substance économique réelle, de valeur et de surproduit. Puisque les mécanismes dont il se nourrit (profits non-réinvestis, impôts ponctionnés par le service de la dette, salaires centralisés pour nourrir des fonds de pension de marché financier) ont tous pour effet de ralentir l’accumulation (peser sur la «croissance» pour reprendre la formulation courante), la majeure partie du «fruit» de ces ponctions reste à l’intérieur du système financier. Les capitaux y sont réinvestis pour des opérations dans lesquelles ils paraissent doter d’une capacité de croissance propre, dont la hausse de la valeur nominale des titres en bourse (la capitalisation boursière) a longtemps été l’expression classique. Les marchés financiers semblent dotés de la capacité non seulement de ponctionner la valeur et la plus value dans l’économie «réelle», mais de «créer de la valeur» par eux-mêmes. Plus la durée de l’accumulation capitaliste sans véritable rupture est longue, plus l’enchevêtrement entre ces deux processus est fort, plus la masse de «capitaux» cherchant à se valoriser par des opérations financières grossit et plus leur caractère fictif s’accentue. Le flux de valeur et de plus value en provenance étant restreint par les limites propres au cycle complet du capital (A-M-P-M’-A’), c’est-à-dire au mouvement effectif de la production et de la commercialisation, il s’ensuit que la course aux mécanismes de valorisation fictive doit s’intensifier. Déjà, les titres ayant le caractère de droits à valoir sur la valeur et plus-value produites, ne sont que le souvenir d’investissements déjà faits. Ce n’est qu’aux yeux de leurs détenteurs rentiers qu’ils ont valeur de «capital». Aux côtés de ces titres ayant un lien identifiable avec la production et la commercialisation de marchandises, il s’est développé au cours des années 1990 et plus encore des années 2000, une accumulation encore plus profondément fictive de sommes réputées comme étant du «capital», dont les effets titrisés ont été l’expression la plus achevée. Ils nous ont mis en présence de mécanismes de valorisation spéculative situés en pure lévitation par rapport à l’économie réelle. C’est dans ce contexte que la fuite en avant dans le crédit et la titrisation s’est faite et que les opérations de pure cavalerie à la Bernard Madoff ont pu fleurir. Quant à la nature économique des «profits financiers» afférant aux commissions et aux spéculations réussies aussi longtemps qu’elle dure, en tant que «profits» gagnés à l’intérieur de la sphère financière, ce sont des sommes puisées dans la ponction tout à fait réelle de valeur et de plus value opérée par le biais du service des dettes et de la répartition des profits des entreprises. Il s’agit donc de fractions de cette ponction redistribuées en fonction de rapports de force interne au capital. 

Un mot sur la filière automobile

Il faut en venir à la seconde dimension majeure de la crise, celle d’une surproduction logée dans le secteur industriel, à laquelle les entreprises répondent par la fermeture des usines, les mises au chômage massives et la mise au rencart des machines. L’industrie automobile des pays capitalistes anciens et les industries tournées vers les marchés extérieurs dans les pays asiatiques sont les points clefs.

La surproduction de l’industrie automobile, la suraccumulation dont elle a été le cadre et le type de «sortie de crise» qu’il s’agirait de lui donner dans une perspective révolutionnaire, exigeront des débats informés par des recherches et débouchant sur des propositions programmatiques et des mots d’ordre. S’agissant de la France, la crise n’est pas seulement celle de Renault et de Peugeot, mais de tous leurs sous-traitants ainsi que des producteurs de pneus. La lutte qui se même pied-à-pied contre les licenciements ne doit pas faire perdre de vue des dimensions essentielles de la situation. Cette industrie dont les dirigeants et les actionnaires ont réclamé et obtenu des aides publiques à caractère protectionniste, est celle dont les produits émettent le plus fort montant de gaz à effet de serre. La crise de l’industrie automobile est celle de tout un «modèle de développement», qui a façonné des formes d’organisation de la vie quotidienne, notamment une urbanisation fondée sur la possession quasi-obligatoire de la voiture, sont devenues un piège pour une très grande partie des salariés et de leurs familles. Sa crise est celle d’une impasse sociale extrêmement profonde. Se situant à l’interface de la crise économique et de la crise écologique, l’industrie automobile doit être l’objet d’une réflexion politique débouchant sur des perspectives militante et des mots d’ordre qui ne peut être que le fruit d’un travail collectif, au NPA ou dans d’autres groupements politiques. La revue Inprecor a publié un article très documenté de Jean-Claude Vessillier. L’article analyse très bien les problèmes tenant à l’internationalisation de l’industrie. Mais il touche assez peu à la relation entre la surproduction et l’impasse écologique et de civilisation[11]. Certainement parce qu’elle n’a pas encore fait l’objet d’une discussion. Nous essaierons de la faire avancer dans cette revue ou dans tout autre cadre.

L’extension de la récession vers l’Asie

Dans le n°39 de Carré Rouge Samuel Holder a publié un travail intitulé Chine: quelques aspects d’une société en effervescence, dont une version longue avec plus d’informations et d’éléments d’analyse a été mise sur notre site (www.carre-rouge.org ). On a affaire à un pays de turbulences sociales multiformes et permanentes, dans les villes et dans les campagnes, l’enjeu en étant la centralisation, dont le mouvement étudiant de Tienanmen a été le dernier et tragique exemple.

Avant de tenter d’apprécier le degré de vulnérabilité de la Chine face aux impacts de la récession mondiale, il est utile d’élargir le cadre d’analyse un moment à toute l’Asie de l’Est et du Sud-est. Les économies de la région ont le trait commun d’avoir connu depuis 2000 une forte augmentation de leur dépendance à l’égard des exportations. A la suite de la crise qui les a frappées en 1997-1998, ces pays ont tous relancé l’accumulation en donnant la priorité aux exportations, limitant les hausses de salaires et réduisant la consommation des ménages à la portion congrue. Ce qui a paru faire la force de ce qu’on a nommé le «modèle asiatique» en fait maintenant  la  vulnérabilité. Déjà touchées dans les derniers mois 2008 par la crise financière (retrait des capitaux),  les économies de la région sont maintenant frappées de plein fouet par la baisse de la production et de la demande des Etats-Unis et de l’Europe. Certaines de ces économies ont une existence artificielle d’intermédiaires dans les échanges et de places financières pour le compte de capitaux chinois. D’autres ont une base manufacturière très développée. Elles sont très sensibles aux fluctuations de la demande mondiale. Etant des importateurs importants de matières premières, elles en répercutent les effets sur les pays producteurs, notamment en Amérique latine.

La dépendance croissante de l’Asie à l’égard des exportations
(en pourcentage du PIB)

 

   2000

     2007

Hong Kong

119.4

164.3

Singapour

148.3

185.3

Taiwan

49.4

64.1

Malaisie

66.6

78.6

Chine

20.8

35.5

Japon

10.3

16.3

Source: Dieter Ernst, East-West Center, Hawaï à partir des statistiques du FMI

En janvier, les exportations de la Corée du Sud (absente du tableau) ont reculé de 33% par rapport au même mois de 2008, celles de Taiwan de 42%,  celles de la Chine de 17,5%.  Le CEPII qui publie ce chiffre[12] constate qu’il «ne reste rien de l’hypothèse d’un découplage de la croissance asiatique par rapport au reste du monde». Les travaux de ce centre de recherche qui travaille beaucoup sur l’Asie, montrent que l’intensification des échanges intra-asiatiques depuis une dizaine d’années a pu donner l’illusion d’un recentrage de l’activité  économique sur la région. En fait elle résultait essentiellement d’une division internationale du travail de plus en plus poussée entre les pays de la région. Elle est tissée par les flux d’investissements directs et les chaînes de sous-traitance qui sont particulièrement intenses entre la  Chine et ses voisins plus développés au plan des technologies industrielles, le Japon, la Corée, et Taiwan.  Mais elle est toujours dirigée vers le marché mondial hors d’Asie. La  dynamique  des échanges  internes à la région est portée principalement par  les produits intermédiaires et les composants, alors qu’une grande partie de la demande finale pour les biens fabriqués  en Asie de l’Est  se trouve toujours aux Etats-Unis et en Europe.

Les projections de croissance du produit intérieur brut (PIB) faites en Asie en janvier 2009[13] traduisent ces relations, donc la contraction de l’activité dans ces deux continents. Elles sont les suivantes (le chiffre en parenthèse est celui de la projection annoncée en juillet de l’an dernier:
Corée du Sud:  + 0.6% (précédemment +4.7%)
Japon:                - 1.7% (précédemment +1.3%)
Taiwan:              - 1.1% (précédemment +4.7%)
Singapour:         - 2.4% (précédemment +5.3%)
Hong Kong:      - 1.3% (précédemment +4.9%)

Pour ce qui est de la Chine, les dernières projections sont celles faites par la Banque mondiale dans son dernier rapport trimestriel sur l'économie chinoise publiées le 17 mars. Les prévisions de croissance ont été revues de nouveau à la baisse pour 2009: + 6,5 % contre + 7,5 % précédemment: «Alors que la crise mondiale s'intensifie, les exportations chinoises ont été sévèrement touchées, et cela affecte les investissements aussi bien que l'emploi, notamment dans le secteur industriel»[14]. En janvier déjà 20 millions d'ouvriers migrants avaient été mis au chômage, tandis que les investissements directs étrangers baissaient de 15,8 % en glissement annuel en février. Selon la Banque mondiale, un tel ralentissement devrait conduire à une diminution des investissements et à une augmentation du chômage. Elle espère que cela conduira un «report des exportations vers le marché intérieur dans les années à venir». Pendant une douzaine d’années, la Chine a été, avec l’Inde, un pays dont l’intégration dans le marché mondial, marquée par son entrée à l’OMC, a permis au capital mondial de renforcer ses rapports de force, économiques et politiques, face aux travailleurs. Il en résulte une progression qualitative dans la mondialisation de l’armée industrielle de réserve, un surcroît qualitatif de concurrence entre travailleurs[15]. La «déflation» du prix du travail a été notée par tous, à commencer par Alan Greenspan. Mais dans l’immédiat, le risque est que la Chine soit plutôt l’un des principaux foyers de déflation, de baisse par le biais de ses exportations d’une chute mondiale accentuée des prix des produits manufacturés.

Les très nombreux inconnus relatifs à la situation et la politique chinoises

Plus haut j’ai écrit que les Etats-Unis ont été les architectes de la mondialisation, mais que la Chine en est devenue progressivement le principal étai, que ce qui s’y passera déterminera, sans doute plus que tout autre facteur, les formes et le contenu social que prendra l’issue de la crise mondiale. Dire cela, c’est faire une hypothèse, mais c’est surtout constamment l’immensité du chantier à investir, tellement est grand le retard dans les travaux de recherche et dans la discussion portant sur ce pays chez les économistes hétérodoxes ou marxistes. C’est le cas en France, à quelques exceptions près[16]. Il est vrai que les études sur la Chine sont très peu développées ici. Mais aux Etats-Unis et en Grande Bretagne, où les travaux sont nombreux au point de donner lieu à des collections éditoriales, les appréciations sont [17]assez contradictoires sur la plupart des questions.  

Le quotidien de la City, The Economist, a publié à seulement six semaines d’intervalle, deux dossiers fournis sur la Chine[18]. L’accent y est mis notamment sur le fait que la crise a rouvert des débats aigues entre différents courants du Parti communiste chinois, dont l’une des conséquences a été la séance très écourtée et «langue de bois» de la session annuelle l’Assemblée nationale populaire. Les divergences portent sur le rythme des «réformes» qu’il reste à mener dans la voie de la pleine installation de la propriété privée, le rôle du secteur d’Etat, la mise en place d’un système de santé et ses caractéristiques, la possibilité ou non de sévir contre la corruption des cadres du PCC, en dehors de quelques cas flagrants où il y aura des peines très dures «pour l’exemple», dont la peine capitale, etc., etc.. Les divergences portent aussi bien entendu sur la politique étrangère, sous l’angle en particulier de ce qu’il faut obtenir des Etats-Unis en échange du soutien financier que la Chine leur apporte. The Economist suit aussi d’aussi près qu’il peut l’évolution des conflits sociaux. On y revient plus loin.

On trouve dans la presse financière anglo-saxonne des articles qui s’inquiètent des possibilités offertes aux entreprises chinoises, en raison de l’importance des moyens de paiement dont elles disposent et du fait que la récession est plus forte ailleurs qu’en Chine, d’acquérir à bas prix des entreprises et des droits d’exploitation miniers[19]. Mais l’accent est surtout mis sur le montant des réserves financières de la Chine, ainsi que la complexité de ses relations avec les Etats-Unis sur le plan financier, monétaire et commercial. La Chine a des réserves de change de près de deux mille milliards de dollars ($1.95 trillion). Elle va s’en servir un peu pour financer son plan de relance. Lors de la prochaine réunion du G20, il lui sera demandé aussi d’y puiser pour augmenter les capacités d’intervention du FMI. Mais les interrogations et les problèmes sont ailleurs. Aujourd’hui, les réserves chinoises servent surtout, à hauteur d’environ un tiers du total, au financement du déficit budgétaire fédéral des Etats-Unis. Depuis septembre 2008, la Chine est le premier créancier des États-Unis (682 milliards de dollars d’avoirs en bons du Trésor en février 2009), devançant le Japon. Le déficit budgétaire et le déficit de la balance commerciale américains sont comblés depuis le milieu des années 1990, par les entrées de capitaux en provenance d’Asie, du Moyen-Orient et dans une moindre mesure d’Europe. La crise a encore aggravés ces déficits. Le financement des plans de sauvetage, dont le coût a été rappelé plus haut repose en large partie de nouvelles émissions pour des montants dépassant le trillion de dollars. Plus que jamais, pour vendre ces bons les États-Unis sont dépendants des pays à fortes réserves de change. A mesure que leur nombre diminue (la Russie, le Brésil et certains Etats du Golfe ont vu leurs réserves fondre), il faudra que ceux qui restent, en particulier la Chine et le Japon, endossent le fardeau. C’est ici qu’intervient la question du taux de change entre le yuan et le dollar. La Chine a besoin d’un taux de change avec le dollar qui ne mette pas en danger la compétitivité de ses exportations vers les Etats-Unis, d’autant plus que le yuan s’est renforcé par rapport à l’euro. Mais il y a une autre raison, peut-être plus forte encore, pour essayer d’éviter que le dollar ne perde trop de valeur. En cas de baisse du dollar, ce sont tous les placements financiers de la Chine aux États-Unis, dont ceux en bons du Trésor, qui se trouveraient dévalués dans la même proportion.

Il arrivera cependant un moment où la continuité du financement de l’économie américaine par la Chine, comme par d’autres pays créanciers des Etats-Unis, dépendra inévitablement du niveau et de la stabilité du taux de change du dollar. L’un des traits de la crise depuis 2007 a été l’accroissement notable de la volatilité de la monnaie américaine. Après avoir baissé fortement entre octobre 2007 et juillet 2008, son niveau est remonté, mais à la suite des dernières injections massives de fonds et la forte hausse du déficit budgétaire fédéral, il a baissé de nouveau. Des sources asiatiques ont donc de nouveau fait état des inquiétudes des dirigeants chinois et de mesures qui auraient été prises de diversification des formes de détentions des réserves chinoises[20]. Cependant l’idée qui continue à prévaloir est que Chine financera le sauvetage du capitalisme étatsunien pendant longtemps, car elle n’a pas le choix si elle veut éviter l’effondrement de ses exportations, dont la plus large fraction (20%) est dirigée vers les États-Unis. Actuellement l’existence d’une dépendance réciproque entre la Chine et les Etats-Unis, aussi forte dans un sens que dans l’autre, est certaine.

Faits et chiffres sur la Chine

L’économie de la Chine, mesurée par le Produit Intérieur Brut (PIB) se classe au troisième rang mondial en 2007, selon la Banque Mondiale, à égalité avec l’Allemagne et derrière le Japon et les Etats-Unis. Ce résultat s’explique par le rythme exceptionnel de la croissance depuis les années 1980. En conséquence, le revenu moyen des chinois a sextuplé en 25 ans. Mais compte tenu des 1,3 milliards d’habitants et du très faible niveau de départ, le revenu moyen des chinois atteint 2008 un niveau comparable à celui du Maroc. Prise dans sa globalité la Chine est un géant économique mais du point de vue social elle s’apparente à un pays du tiers-monde. La pauvreté absolue a bien reculé: en 1990, environ 28% de la population gagnait 1 dollar par jour, 65% avec 2 dollars. En 2000, ils étaient respectivement 11% et 38%. Mais Les inégalités sociales se sont fortement aggravées. Par bien des aspects, la Chine est l’un des pays les plus inégalitaires d’Asie. Entre 1990 et 2000, les dépenses des 20% des ménages les plus pauvres ont augmenté de 3,4% contre 7,1% pour les 20% les plus riches. C’est l’écart le plus élevé d’Asie, Inde compris. Cette croissance inégalitaire s’explique en partie par les fortes inégalités entre les zones rurales et urbaines. L’écart global de revenus va de 1 à 6 entre zones rurales et zones urbaines provoquant l’exode vers les villes d’environ 20 millions de paysans par an fournissant le travail non qualifié, mal payé et surexploité que recherchent les entreprises industrielles.

Tous les pays du monde, sauf les États-Unis, sont confrontés à une contrainte redoutable: l’essentiel de leurs importations doivent être pays en dollars des Etats-Unis. C’est le cas des matières premières à commencer par le pétrole. Mais la domination du dollar va plus loin: le commerce entre pays asiatiques par exemple, y compris le Japon et la Chine se réalise essentiellement en dollars américains. La raison en est simple: c’est la seule monnaie qui soit convertible dans toutes les autres et dont on est sûr qu’elle ne deviendra pas une monnaie de singe. Le dollar s’appuie sur l’économie des Etats-Unis, la première au monde, et de très loin: 13 808 milliards de dollar pour le PIB américain en 2008 contre 7035 milliards pour la Chine, 4292 pour le Japon et l’Allemagne, 2812. Le dollar s’appuie aussi sur une institution formidable: le Trésor des Etats-Unis. Les obligations qu’il émet,  même si elles ne sont pas très rémunératrices, sont les plus sûrs du monde et donc la valeur refuge par excellence. Pour que l’achat de bons du Trésor américain présente un risque, il faudrait imaginer que les Etats-Unis soient dans l’impossibilité de rembourser leur dette, ce qui ne pourrait arriver qu’en cas d’écroulement complet de l’économie américaine, d’invasion des Etats-Unis ou de révolution socialiste. Autant de scénario qui pour l’instant ne sont pas envisagés par ceux qui gèrent des dizaines voire des centaines de milliards de dollars.

Cette domination du dollar dans les échanges commerciaux et dans les investissements financiers donne aux Etats-Unis un privilège exorbitant: ils peuvent payer toutes leurs importations, à commencer par le pétrole, avec leur propre monnaie. Tous les autres pays doivent gagner des dollars en exportant pour pouvoir payer leurs importations. C’est ce qui justifie les politiques d’austérité permanente pour les travailleurs. Pour limiter les importations, il faut limiter la consommation et la croissance et réduire les déficits publics. Pour être compétitif à l’exportation, il faut empêcher les augmentations de salaires. C’est ce que prêchent deux institutions inféodées aux Etats-Unis, le FMI et la Banque Mondiale, dans les pays en développement. Mais ce qui est bon pour l’Amérique latine, l’Afrique et l’Asie ne l’est pas pour les Etats-Unis: L’entretien d’une armée pléthorique, la course aux armements, les guerres d’invasion, hier au Vietnam, aujourd’hui en Afghanistan et en Irak, sont payées par des déficits budgétaires massifs. De même les Etats-Unis cumulent des déficits commerciaux colossaux: ils sont le premier consommateur des marchandises fabriquées partout dans le monde et en particulier en Chine. Pour pouvoir financer ces déficits jumeaux, les Etats-Unis s’assurent un flux permanent d’entrées de capitaux qui s’investissent en bons du Trésor et sur les places boursières américaines. La Chine est ainsi devenue le premier créditeur des Etats-Unis avec 1 200 milliards de dollars investis aux Etats-Unis, et devant le Japon. Mais encore plus absurde, les pays en développement, dont les pays les plus pauvres, exportent des capitaux aux Etats-Unis au titre du paiement de leur dette. Les Etats-Unis, pays le plus riche de la planète, vit bien au crochet du reste du monde. Dans  une certaine mesure, il s’agit d’une négociation politique de donnant/donnant. Les Etats-Unis jouent le rôle de «consommateur en dernier ressort» pour le monde entier qui en échange les finances. C’est pourquoi la relation entre les Etats-Unis et la Chine est si particulière: Si la Chine cessait de financer les déficits américains, les Etats-Unis ne pourraient plus acheter autant de marchandises chinoises. La crise met à mal cet échafaudage fragile. Toutes les variables économiques ne peuvent pas être contrôlées par les gouvernements respectifs et le chacun pour soit peut à tout moment faire tout basculer.

Vulnérabilités industrielles, malaise sociale et luttes

Pendant dix ans, la Chine a été, pour le capital mondial comme pour ses propres élites bureaucratico-capitalistes, le seul véritable champ nouveau d’accumulation. Mais celui-ci a eu la particularité d’être fondée sur une réalisation de la plus value faite sur la base d’une forte dépendance à l’égard des marchés extérieurs, donc selon une configuration aux antipodes du chemin suivi dans les cas des Etats-Unis au 19ième siècle. La rapidité avec laquelle la contraction des marchés extérieurs a touché la Chine par le biais des exportations sur la production et l’investissement, a pris tous les observateurs par surprise. Elle a mis en lumière le fait que si le mouvement de l’accumulation a aidé les élites bureaucratico-capitalistes à commencer à élever le niveau technologique de l’industrie chinoise et renforcer son potentiel de recherche (où les groupes étrangers à commencer par Microsoft ont des laboratoires), cette industrie est à l’heure actuelle à la fois très vulnérable et vecteur de propagation de crise ailleurs. Le terme «atelier du monde» ou «manufacture of the world» qui est fréquemment utilisée prête à confusion. Il évoque l’Angleterre de la révolution industrielle, dont les usines étaient les plus avancées du monde, ce qui n’est pas le cas de la Chine. Des études récentes ont montré avec une précision croissante[21], à quel point les échanges commerciaux chinois sont dominés, premièrement par des flux qui font toujours de la Chine un gigantesque site d’assemblage, deuxièmement par les firmes étrangères. En 2006, la part du commerce liée à l’assemblage, («processing trade» en anglais) avait diminué par rapport à son niveau le plus haut, mais restait élevée. De 57% pour les exportations et de 49% pour les importations en 1999, cette part était de 53% et de 41% respectivement en 2006. En revanche, sous l’effet des investissements directs étrangers, la part des échanges organisée ou contrôlé par des filiales de multinationales ou des joint ventures a constamment accrue. En 2006 elle s’élevait à 28% and 32% pour les exportations and importations dites de «produits ordinaires», et de 84% et 85% pour celles dites de «processing». La majeure partie des exportations ayant un contenu élevé en importation de composants fabriqués dans le reste de l’Asie, (dont ceux appartenant aux catégories «machines, appareils et équipement électriques») le recul des exportations chinoises a un effet de propagation dans toute l’Asie de l’Est et du Sud-est.

On a vu plus haut que l’espoir de la Banque mondiale, comme du FMI et de l’OCDE, est que la crise conduise à une politique permettant un «report des exportations vers le marché intérieur dans les années à venir». Ils considèrent que le plan de relance chinois est un pas dans cette voie, mais un pas limité dont les effets, comme pour tous les plans annoncés, prendront plusieurs mois pour commencer à se faire sentir dans le meilleur des cas.  Pour l’instant, c’est donc la hausse du chômage avec son cortège de conséquences sociales et possiblement politiques qui préoccupe aussi bien le PCC que le capital financier mondial. C’est ici que nous retrouvons les questions que Samuel Holder a commencé à traiter dans Carré rouge n°39. Les dirigeants du PCC ont très souvent expliqué que le chiffre de 8% de croissance du PIB représentait pour eux un taux-planché, en dessous duquel il ne fallait pas tomber faute de voir le nombre et l’intensité des conflits sociaux s’accroître, notamment en milieu urbain. La chute du taux de croissance bien en-dessous de ce taux, précédé par l’annonce officielle qu’au mois de janvier 2009, au moins 20 millions de travailleurs ont été licenciés dans les provinces côtières de Chine du sud revêtent donc une très grande importance.  

Le chômage reconnu officiellement n’est qu’un indicateur déformé de la situation réelle. L’article de Jean Sanuk cité plus haut permet de comprendre pourquoi. Au cours de la dernière décennie il y a eu un exode rural d’environ 20 millions de travailleurs par an, fournissant le travail non qualifié que les entreprises étrangères recherchaient. La vitesse de la croissance de l’industrie a été telle que le chômage, après avoir atteint un pic en 2002, a baissé régulièrement jusqu’en 2007. «Mais les chiffres officiels du chômage sont très trompeurs en ce qu’il exclut les travailleurs migrants qui souvent ne possèdent pas le «certificat de résidence» (hukou) dans les villes, ce qui les exclut par ailleurs de l’accès aux services publics de santé et d’éducation, facilite les rackets en tout genre à commencer par celui des employeurs qui abusent de ces travailleurs «sans-papiers» dans leur propre pays». Jean Sanuk écrit ainsi qu’on «estime à environ 130 millions de personnes le nombre de ces travailleurs illégaux travaillant sur les chantiers de construction ou dans les industries intensives en travail dangereux et mal payé. Si l’on ajuste le taux de chômage officiel (il est aujourd’hui de 4,2%) pour tenir compte de ces deux catégories de travailleurs, plusieurs études estimaient que le taux de chômage à la fin des années 1990 était supérieur à 10 % et peut-être proche de 20 %». C’est ce que confirment les enquêtes menées par les correspondants du The Economist qui pensent qu’une fraction importante des travailleurs migrants auxquels la carte de travail a été retiré resteront en ville «clandestinement» sans que les autorités puissent y faire grand-chose. L’une des raisons est que ces travailleurs ne retrouveront souvent pas en rentrant chez eux les lopins de terre dont ils avaient l’usufruit à la suite de spoliations par la bureaucratie locale.

The Economist constate que les conflits sociaux sont restés très peu coordonnés et ont été menés contre les dirigeants locaux du PCC. Un facteur qui pourrait changer cet état de choses serait une résurgence du mouvement étudiant. Cette possibilité, dit l’article, tient moins au souvenir de Tiananmen, dont ce sera le vingtième anniversaire en juin, qu’à la montée rapide du chômage des diplômés. Il n’y a pas qu’en Chine que l’aggravation de la crise économique verra une accentuation des conflits sociaux. Mais c’est l’un des points du système capitaliste mondial où leurs impacts pourraient être particulièrement déstabilisants. Les dirigeants chinois considèrent que la bourgeoise étatsunienne et mondiale lui demande beaucoup et que celle-ci ne lui donne pas grand-chose en contrepartie. Voilà des gens qui lui demande de défendre l’ordre politique du capital face à des centaines de millions de travailleurs urbains et ruraux, de financer le déficit budgétaire américain et de soutenir le dollar, et qui ne sont plus capables de fournir un marché pour des exportations que les firmes étrangères ont largement suscitées. 

Une «crise structurelle du capitalisme» datant de 1975 ? Rebond dans la discussion avec Alain Bihr

J’ai lu attentivement la réponse d’Alain Bihr à mes critiques publiée, mais aussi son second article paru dans A Contre-Courant n°200 [voir sur ce site, l’article publié en date du ]. La démonstration de la première partie m’a laissé totalement non-convaincu. Je n’ai trouvé nulle part dans les Manuscrits de 1857-1858, le Capital ou les Théories de la plus value la distinction qu’il fait concernant la relativité de la plus-value par rapport au seul capital variable et par rapport à «l’ensemble de la “ valeur ajoutée ”», pour en déduire un excès ou un défaut de plus-value. Nulle part à ma connaissance, ne trouve-t-on non plus chez Marx quelque allusion à un prétendu excès de plus-value qui résulterait d’un taux de plus-value en hausse. Ce sont des questions où la réponse de Louis Gill me semble extrêmement claire. Il montre comment chez Marx, la hausse du taux de plus-value n’enraye pas la pénurie de plus-value. En ce qui les quatre points de la seconde partie, ils sont tous fondés sur le postulat qu’il y a excès de plus value et que les problèmes de valorisation ont été résolus. Ils sont tous passibles d’une interprétation différente.

Je voudrais donc examiner une position défendue par Alain Bihr qui m’avait échappée. Dans sa réponse comme dans le second volet de son travail, «A la croisée des chemins», publié dans A contre-courant n° 200[22], écrit que la crise actuelle «n’est jamais que la dernière phase en date de la crise structurelle dans laquelle le capitalisme est entré au cours des années 1970». Dans l’article, il précise: «une phase qui marque cependant un tournant important dans la dynamique de cette crise structurelle, vieille désormais de plus de trois décennies et qui, visiblement, n’est pas encore résolue» et de définir le terme: «Une crise structurelle correspond toujours à une période aiguë de manifestation de l’ensemble des contradictions inhérentes à la reproduction du capital, qui résulte de l’impossibilité pour cette dernière de se poursuivre selon ses formes (économiques, sociopolitiques, institutionnelles, idéologiques) antérieures, qui assuraient jusqu’alors la régulation plus ou moins efficace de ces contradictions». Cette définition est celle donnée de la crise de 1974-78 par les économistes de l’Ecole de la régulation, en particulier par Robert Boyer au livre duquel Bihr aurait pu renvoyer en note[23].

On est confronté à plusieurs problèmes. D’abord, si nous connaissons une «crise structurelle du capitalisme» datant de 1974-78, c’est que le fordisme aurait vraiment représenté une résolution temporaire des contradictions les plus profondes du capitalisme, voire que celles-ci ne se seraient pas encore manifestées sous des formes appelant des caractérisations tout aussi vigoureuses. Le fait de dater avec une telle insistance la «crise structurelle» des années 1970, c’est en quelque sorte minorer l’importance de faits antérieurs. Implicitement c’est laisser entendre que le krach de 1929 et la dépression mondiale des années 1930 (dont la Seconde Guerre mondiale est le prolongement) seraient de moindre portée. C’est dénier aussi à la phase du début du XXe siècle le caractère de tournant que lui ont accordé les grands représentants marxistes de la théorie de l’impérialisme. Cette phase a vu les crises périodiques régulières, espacées plus ou moins de dix à douze ans, cesser de conduire à une destruction de moyens de production et de marchandises à une échelle suffisante, avec un «assainissement» correspondant du taux de profit, et céder en partie ce rôle au militarisme et aux conflits interimpérialistes qui ont culminé avec la Première guerre mondiale. Quand Alain Bihr, toujours dans le même article de A contre-courant n° 200, parle des conditions historiques qui ont permis le succès du «mode (fordiste) de régulation de la reproduction de l’accumulation» pendant les «trente glorieuses», il ne parle pas de la dévalorisation du capital à très grande échelle de la crise des années 1930, suivi des destructions immenses de la Seconde guerre mondiale comme facteurs qui ont permis la forte croissance des «trente glorieuses». En revanche, il met l’accent sur l’existence comme base du mode de régulation, d’un «partage des gains de productivité entre salaires et profits, destinée à assurer une croissance de la consommation proportionnée à l’accumulation du capital», ce qui est évidemment cohérent avec l’explication en termes de «partage de la valeur ajoutée»[24]. L’explication donnée de la crise de 1974-78 est d’une grande orthodoxie régulationniste: « Le fordisme entre cependant en crise du fait de l’essoufflement de ses modes d’accumulation du capital (ralentissement de la hausse de la productivité du travail, augmentation de la composition organique du capital, saturation de la norme de consommation des salariés, développement du travail improductif assurant la circulation du capital et les conditions générales de sa reproduction), l’ensemble dégradant progressivement la profitabilité du capital (son taux de profit)».

En défendant l’idée que la «crise de valorisation» et la «crise de réalisation» pouvaient être séparées dans le temps, et même séparées par plusieurs décennies, Bihr innove par rapport au marxisme comme par rapport à l’Ecole de la régulation. Du côté du marxisme, il y a de nombreuses interprétations marxistes possibles (Gérard Duménil et Dominique Lévy, en particulier, n’ont pas encore donné la leur). La mienne met l’accent sur un mouvement du capital mue par une pénurie endémique de plus value, aggravée encore par les ponctions exigées par la fraction dominante du capital, capital porteur d’intérêt et capital fictif. Cette pénurie a été contrecarrée un court moment, par la mondialisation du capital, notamment par l’intégration de la Chine et de l’Inde. Aucun régulationiste n’a soutenu que l’histoire du capitalisme mondial depuis plus de trente ans, pouvait être pensée en termes de moment ou de phases de la crise du fordisme commencée autour de 1974. Le principal «projet directeur» pour un régime successeur stable a été le «capitalisme de demain» de Michel Agglietta, dont le pivot sont les fonds de pension privés à l’anglo-saxonne. Celui-ci a été dévoyé par les «dérives de la finance» et la conduite d’hyper-puissance des Etats-Unis. L’enjeu de la crise  serait pour Aglietta, une fois qu’elle aura été contenue dans certaines limites, de construire le «capitalisme de demain» comme régime mondialisé. Cela comporte peut-être un meilleur «partage de la valeur ajoutée», mais cela implique aussi le maintien de la propriété privée et de l’exploitation au sens de Marx, ainsi que des mesures de lutte contre le réchauffement climatique dont le contenu et la vitesse de mise en œuvre sont commandées par la rentabilité du capital. Alain Bihr a présenté récemment à Genève un exposé très long et très vaste sur l’actualité des idées Marx et sur le contenu du communisme[25]. J’espère qu’il saura réduire l’écart entre cet exposé et une explication essentiellement régulationniste de la crise. Elle le met, comme la dernière partie de l’article de A contre-courant n° 200 le montre, dans une position inconfortable à l’égard du «keynésianisme de gauche», sans que l’introduction in extremis du terme «programme révolutionnaire» ne la résolve. J’espère enfin et surtout, que nous retrouverons un cadre collectif pour en débattre.

1. Les projections du BIT de début d’année (www.ilo.org/global/ ) donnaient une fourchette de croissance du chômage mondial selon des modes de calcul qui excluent beaucoup de travailleurs, qui se situait entre 6.3% and 7.1% de la force de travail mondiale. Cela signifierait une augmentation du chômage située entre 24 millions et 52 millions de travailleurs, dont entre 10 à 22 millions seraient des femmes.

2. Voir article très documenté de Charles-André Udry, Emplois: la chute la plus rude depuis les années 1930-31. Les conclusions théoriques sont en retrait sur la présentation des données.

3. Marx, Introduction à la critique de l'économie politique, Contribution à la critique de l'économie politique, Editions Sociales, Paris, 1957.

4. Les entrées dans la version anglaise de l’encyclopédie «participative» Wikipedia sont mises à jour en permanence et permette d’accéder à toutes les informations chiffrées. Voir www.wikipedia.org

5. Marx, Le capital, volume III, Editions sociales, tome, 7, page 177.

6. Ibid., page 57.

7. Michel Aglietta, Entretien avec Louis Weber, Site de la Fondation Copernic, 2 octobre 2008 (www.fondation-copernic.org/) et «Repenser la régulation des marchés financiers», Savoir/Agir, n°4, juin 2008.

8. Frédéric Lordon, Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Raisons d’agir Editions, Paris, 2008, page 186 et suivantes.

9. Lordon, op.cit., page 193.

10. Voir Frédéric Lordon, Fonds de pension, pièges à con ?, Raisons d’agir Editions, Paris, 2000.

11. Jean-Claude Vessillier, «Automobile, la fin d’un cycle», Inprecor, janvier 2009.

12. Note du CEPII, Le chiffre du mois, mars 2009, www.cepii.fr/

13. Voir Asia-Pacific Economic Forecasts: www.consensuseconomics.com/ 

14.  World Bank, China Quaterly Update, March 2009.

15. Richard Freeman, China, India and the doubling of the Global Labor Force: who pays the price of globalization ?, The Globalist, June 3, 2005. Cet économiste du travail a estimé qu’il y a eu au tournant du siècle, l’incorporation de quelques 1,4 milliard de salariés dans la force de travail produisant pour le marché mondial. Utilisant les catégories de l’économie standard qui désigne comme «capital» les infrastructures, machines et équipements, il estime que le rapport capital/travail a diminué d’environ 40 à 45 %.

16. Voir au cours des derniers mois, Michel Aglietta, Diaporama «La réforme chinoise à l’épreuve de la crise mondiale», 6 mars 2009www.matisse.univ-paris1.fr/ et Jean Sanuk, La Chine peut-elle sauver le capitalisme mondial, Inprecor, novembre 2008.

17. Voir par exemple à la Cambridge University Press, la collection Modern China Series et chez Routledge, celle des «Routledge-Curzon Studies on China in Transition».

18. Voir le numéro du 31 janvier 2009 intitulé, Asia’s shock et celui du 21 mars intitulé How China sees the world.

19. Voir Courrier International, «Pékin fait son marché autour du monde», 19 mars 2009, traduit du Washington Post.

20. Voir la succession d’articles sur ce sujet dans le Asia Times: www.atimes.com/atimes/China_Business/

21. Robert C. Feenstra Shang-Jin Wei, «Introductory chapter to China’s growing role in world trade», National Bureau of Economic Research, Working Paper n° 14716, janvier 2009 (www.nber.org/papers/ )

22. On peut trouver l’article sur ce site

23. Robert Boyer,  La théorie de la régulation: une analyse critique, La Découverte, 1987.

24. A ce propos, je ne suis pas convaincu qu’on puisse, comme le fait Alain Bihr, «détourner  expression ‘valeur ajoutée’ du sens dans lequel elle est habituellement prise en économie et en comptabilité» même en l’assortissant de guillemets.

25. Alain Bihr, Actualité des idées de Marx, Genève, 8 mars 2009,

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