Economie

Alain Bihr

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A la croisée des chemins (2)

Alain Bihr *

Nous publions, ci-dessous, un article d’Alain Bihr, paru dans le mensuel A contre-courant fin décembre 2008. Cet article fait suite à l’article publié sur ce site intitulé «Le triomphe catastrophique du néolibéralisme» en date du 1er novembre 2008. (Réd.)

Au fur et à mesure où les semaines passent, on mesure mieux l’ampleur et la profondeur de la crise dans laquelle le capitalisme est en train de s’enfoncer. Tous les indicateurs économiques (évolution du PIB, prévisions de croissance pour les trimestres à venir, chiffres du chômage, etc.) sont en train de passer au rouge, tandis que les annonces de mesures de chômage technique et de plans de licenciement collectif se multiplient. Il est désormais certain que nous sommes entrés dans une phase de récession voire de dépression économique, dont personne ne peut prédire ni la durée ni les effets.

En fait, la première aussi bien que les seconds déprendront essentiellement des politiques qui seront engagées pour en sortir, lesquelles seront elles-mêmes fonction des rapports entre forces sociales et politiques et de leur évolution au fur et à mesure où la crise va se développer. Différents scénarios ou stratégies s’affirment ou se dessinent d’ores et déjà à cet égard, qu’il faut s’efforcer de distinguer et de caractériser, notamment sous l’angle de leurs incidences pour les travailleurs salariés. Les distinguer permettra ultérieurement d’évaluer les différentes politiques qui seront engagées pour gérer la crise et juger du cours effectif de cette dernière. Cependant, avant de passer ces différents scénarios en revue, il convient de revenir sur la crise actuelle pour en comprendre la nature et les enjeux.

Un tournant dans la dynamique longue de la crise structurelle du capitalisme

En fait, le vocabulaire même couramment utilisé pour parler de la crise actuelle, que les précédents paragraphes ont provisoirement repris à leur compte, est trompeur. A proprement parler, la crise actuelle ne constitue pas un phénomène autonome: elle n’est jamais que la dernière phase en date de la crise structurelle dans laquelle le capitalisme est entré au milieu des années 1970. Une phase qui marque cependant un tournant important dans la dynamique de cette crise structurelle, vieille désormais de plus de trois décennies et qui, visiblement, n’est pas encore résolue.

Une crise structurelle correspond toujours à une période aiguë de manifestation de l’ensemble des contradictions inhérentes à la reproduction du capital, qui résulte de l’impossibilité pour cette dernière de se poursuivre selon ses formes (économiques, sociopolitiques, institutionnelles, idéologiques) antérieures, qui assuraient jusqu’alors la régulation plus ou moins efficace de ces contradictions. A défaut d’une révolution capable de briser le pouvoir du capital et de construire une société émancipée, une pareille crise débouche normalement sur l’invention, l’expérimentation et la consolidation de nouvelles formes de régulation. L’issue en est toujours en définitive commandée par les luttes de classes [1]. On comprend qu’une pareille période puisse et même doive s’étaler sur des décennies, en passant par des phases multiples, diverses, contrastées, ponctuées par les rebondissements des contradictions internes de la reproduction du capital, qui sans cesse renaissent tant que les nouvelles formes de leur régulation n’ont pu être suffisamment consolidées en lieu et place des anciennes régulations devenues défaillantes.

Ainsi en est-il allé de la présente crise structurelle. Elle résulte des limites atteintes par le régime d’accumulation du capital et le mode de régulation de sa reproduction, connus sous le nom de fordisme, qui se sont mis en place dans les différents Etats centraux (Amérique du Nord, Europe occidentale, Japon, Australie et Nouvelle-Zélande) entre le milieu des années 1930 et les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, à la faveur de cette dernière et de son issue (la victoire des Etats-Unis et la conquête de leur hégémonie au sein des Etats centraux), de la menace mais aussi de l’appui indirect du bloc soi-disant socialiste (l’URSS, ses satellites d’Europe centrale et orientale, la Chine) par l’intermédiaire de son emprise sur le mouvement ouvrier international, enfin de «l’équilibre de compromis» qui a fini par s’établir, par Etats et organisations du mouvement ouvrier interposés, entre bourgeoisie et prolétariat au sein des différents Etats centraux. Le fordisme rentre cependant en crise du fait de l’essoufflement de ses modes d’accumulation du capital (ralentissement de la hausse de la productivité du travail, augmentation de la composition organique du capital, saturation de la norme de consommation des salariés, développement du travail improductif assurant la circulation du capital et les conditions générales de sa reproduction), l’ensemble dégradant progressivement la profitabilité du capital (son taux de profit). Tandis que son mode de régulation, basée sur un partage des gains de productivité entre salaires et profits, destinée à assurer une croissance de la consommation proportionnée à l’accumulation du capital, va se trouver compromise tant par le ralentissement des gains de productivité que par l’internationalisation croissante de la circulation du capital, qui se (ré)enclenche à partir de la fin des années 1950.

Latente et larvée dans la seconde moitié des années 1960, notamment aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, la crise devient manifeste à partir du milieu des années 1970, après le premier «choc pétrolier» de l’automne 1973. La première réponse à la crise de la part des gouvernements des Etats centraux consistera à prolonger et redoubler les politiques d’inspiration keynésienne, à base de dépenses budgétaires, de facilité du crédit et de maintien de la progression du pouvoir d’achat des salaires, directs ou indirects, qui avaient fait merveille au temps du fordisme triomphant. Avec pour seuls résultats non pas le redémarrage de l’accumulation mais la stagflation (une combinaison d’un taux d’inflation élevé et d’un faible taux de croissance), le développement consécutif du chômage, un creusement des déficits publics et une dégradation continue de la profitabilité du capital.

Bref, aux alentours de la fin des années 1970 et du début des années 1980, il devient évident pour les bourgeoisies des Etats centraux et, au premier chef, pour leurs représentants politiques et leurs idéologues que le capitalisme est entré dans une crise structurelle: en tant que modèle de reproduction du capital, le fordisme a fait long feu et il est urgent de lui trouver une formule de rechange. Le néolibéralisme la leur fournira. Initiées par les gouvernements de Thatcher au Royaume-Uni à partir du printemps 1979 et de Reagan au Etats-Unis à partir du printemps 1981, les politiques néolibérales vont faire tache d’huile dans l’ensemble des Etats centraux au cours des années suivantes, quelle que soit l’orientation politique affichée des gouvernements, ceux issus de la social-démocratie ou plus largement des forces dites de gauche ne se montrant pas moins empressés et zélées dans leur mise en œuvre que ceux composés d’éléments de la droite conservatrice ou libérale classique. Sous couvert de libéralisation de la circulation des capitaux, de déréglementation des marchés et de désengagement de l’Etat se repliant sur ses seules fonctions dites régaliennes, il s’est agi pour ces politiques de favoriser la transnationalisation du capital à partir des Etats centraux en direction de différentes zones périphériques et semi-périphériques et, surtout, de renverser le rapport de forces au sein de ces Etats entre le capital et le travail salarié: de «faire payer la crise aux travailleurs», d’augmenter leur taux d’exploitation (en combinant hausse de la durée, de l’intensité et de la productivité du travail et baisse relative des salaires réels) par le développement du chômage, des formes d’emploi précaire et une exacerbation de la concurrence internationale des travailleurs, de manière à recréer les conditions d’un taux de profit satisfaisant et, partant, d’une reprise de l’accumulation du capital [2].

Comme j’ai eu l’occasion de le montrer dans le précédent numéro d’A Contre-Courant, ce sont les conséquences ultimes de telles politiques, poursuivies avec un rare acharnement par tous les gouvernements des Etats centraux pendant un bon quart de siècle et louangés durant tout ce temps par des cohortes de journalistes, d’essayistes et d’universitaires communiant dans la religion du «toujours moins» pour le travail et du «toujours plus» pour le capital, qui ont abouti à la plus gigantesque crise financière depuis 1929, prélude à une possible dépression de l’économie mondiale qui risque de dépasser en ampleur celle des années 1930 – en en ayant déjà répété le scénario à plusieurs reprises, à moindre échelle cependant, au cours des deux dernières décennies. C’est dire l’échec cuisant et le démenti radical de ces politiques néolibérales que signe la brutale aggravation actuelle de la crise structurelle du capitalisme.

Manifestement, le néolibéralisme n’a pas su fournir une sortie de crise au capitalisme. Près de trente ans après que Thatcher a brandi l’étendard de la croisade néolibérale en prenant possession du 10 Downing Street (il s’agit de la résidence des Premiers ministres britanniques), cet étendard est en lambeau ! Et le capitalisme se retrouve Grosjean comme devant, toujours à la recherche d’une solution viable à sa propre crise, qui s’annonce ainsi d’ores et déjà comme la plus longue crise structurelle de toute son histoire. Non seulement, le néolibéralisme n’a pas su résoudre les contradictions internes de la reproduction du capital dans les formes prises par elles dans les années 1970, tout au plus en aura-t-il modifié l’apparence et la composante principale: la crise de surproduction qui se manifestait par une baisse continue du taux de profit au milieu des années 1970 se manifeste désormais sous la forme par l’insuffisance croissante des débouchés du fait de baisse continue du pouvoir d’achat du monde salarial, au moins en termes relatifs et sans doute même en termes absolus pour une partie de ce dernier. Autrement dit, pour parler le langage des économistes, à la crise de valorisation du capital, le néolibéralisme n’aura su que substituer une crise chronique de réalisation, qui vient brutalement de s’aggraver à la hauteur des délirantes anticipations financières de poursuite de l’accumulation qui se sont trouvées radicalement invalidées. De surcroît – et cela alourdit encore le passif du néolibéralisme – par quelques-uns de leurs effets, par les transformations qu’elles ont produites ou favorisés au sein du capitalisme, les politiques néolibérales ont encore aggravé la crise structurelle et compromis les chances d’une sortie de crise favorable au capital. Qu’on songe seulement à l’énorme passif en termes de déficits publics que le néolibéralisme laisse derrière lui, que les récents «plans de sauvetage» destinés à éponger les pertes enregistrées par les acteurs financiers (banques, compagnies d’assurance, fonds de pension) viennent encore d’aggraver, en attendant que les futurs «plans de relance» destinés à tenter de juguler la récession en cours ne les portent à des sommets encore inimaginables hier.

La réforme dans la réforme
Ou comment sortir du néolibéralisme à reculons

Après avoir manifesté quelques signes d’inquiétude voire de franc affolement entre la mi-septembre et la mi-octobre, au moment où leurs politiques antérieures, leur cécité et leur incurie, le tout aggravé par une bonne dose de suffisance, avaient engendré les conditions du plus grand krach financier de l’histoire, en plaçant l’ensemble du système bancaire au bord de la faillite, les irresponsables qui nous gouvernent et la cohorte des idéologues qui leur servent de cour en exhibant leur livrée se veulent aujourd’hui rassurants. La situation serait à nouveau sous leur contrôle: non seulement les mesures d’apurement des dettes accumulées par certains segments du capital financier à coup de prêts et de cautions publics auraient définitivement effacé les conséquences du krach mais encore leur plan de soutien au secteur bancaire nous éviterait de voir «l’économie réelle» s’installer dans la récession ou même la dépression par le biais de la contraction du crédit bancaire.

Quand on connaît le degré d’inintelligence de la marche du monde capitaliste, qu’ils prétendent pourtant diriger, dont les uns et les autres sont capables, qui n’a d’égal que l’aplomb cynique avec lequel ils nous mentent d’ordinaire, il y a tout lieu de suspecter ces discours lénifiants. Car ce sont les mêmes qui hier encore nous serinaient que leurs politiques néolibérales rendaient la crise improbable qui nous expliquent aujourd’hui que, sous l’effet des inflexions qu’ils ont déjà infligées ou s’apprêtent à infliger à ces mêmes politiques, la crise est d’ores et déjà surmontée. Et ce alors même que, comme nous allons le voir, ces inflexions sont en fait très insuffisantes et sont d’ores et déjà dépassées par la dynamique de la crise. En somme, ils en ont fait trop peu et trop tard – et ce d’un triple point de vue au moins.

En premier lieu, comme j’ai déjà eu l’occasion de le mentionner dans l’article paru dans le précédent numéro d’ACC, si les plans d’apurement des dettes et de sauvetage du secteur bancaire adoptés en catastrophe dans la première moitié du mois d’octobre ont pour l’instant éteint l’incendie de la crise financière qui menaçait d’embraser l’ensemble du secteur bancaire, en provoquant un véritable collapsus de «l’économie réelle», le feu continue à couver sous la braise. Le gros de la vague des défaillances liées aux prêts subprime n’est pas encore passé que se profile celle liée à d’autres catégories de prêts hypothécaires à peine moins douteux, tandis que la bombe à retardement des Credit Default Swaps (CDS), dérivés de crédit impliquant le transfert du risque inhérent à ce dernier, dont le montant s’élève à la somme astronomique de quelque 50 à 60 000 milliards de dollars n’est toujours pas désamorcée – tout simplement parce qu’il ne se trouve aucun artificier (consortium d’Etats et de banques centrales) disposant des moyens nécessaires à cette fin. Autrement dit, le montant des dettes à apurer et des créances plus ou moins douteuses que le capital financier mondial à accumuler au cours de ces dernières années est aujourd’hui à peine moins élevé qu’à la veille de l’acmé de la crise de septembre. Et pour compléter le tableau, il faut y ajouter la perspective, qui de jour en jour se concrétise, de nouvelles dettes et de nouvelles créances douteuses, liées cette fois-ci aux difficultés et défaillances que la contagion de la crise à «l’économie réelle» provoque d’ores et déjà et ne fera encore que multiplier demain. Imagine-t-on les effets sur les banques, les compagnies d’assurances, les fonds de placement – pour ne parler pour l’instant des salariés – de la faillite de l’un ou l’autre des géants de l’automobile états-uniens, un scénario qui ne relève plus du tout aujourd’hui de l’économie-fiction mais dont la réalisation risque bien de pulvériser ce qui reste du capital fictif ? D’autant plus que les Etats centraux ne pourront pas multiplier les «plans de sauvetage», les précédents ayant déjà sérieusement entamé leurs capacités d’endettement [3].

En deuxième lieu, ces plans sont encore moins en mesure de prévenir la réédition à court terme de la crise financière que nous venons de connaître. Notamment parce que l’ensemble des mesures et dispositions de dérégulation de l’économie financière et de l’économie plus largement, qui ont largement contribué à créer les conditions d’une pareille crise puis à l’aggraver une fois qu’elle s’était déclenchée, restent pour l’instant inchangées. Mais, précisément, ‘nos’ gouvernants ne nous ont-ils pas également promis, au cours de ces dernières semaines, de s’y attaquer et de réintroduire une bonne dose de régulation dans la géofinance, de manière à ramener celle-ci à la raison et la (re)mettre au service de «l’économie réelle» ?

De quoi s’agit-il ? Certainement pas d’une «refondation du capitalisme», comme s’en est vanté notre Tartarin élyséen, qui ne perd jamais une occasion de ne pas se taire. Tout au plus est-il question d’une réforme d’une partie des ‘réformes’ néolibérales antérieures. La tâche à accomplir serait d’ailleurs déjà immense. Elle consisterait tout à la fois à redonner une position centrale… aux banques centrales dans le contrôle des activités de crédit, à encadrer l’activité des banques commerciales en leur imposant des normes strictes quant au ratio entre encours des prêts et fonds propres, à réintroduire des séparations strictes entre les différents opérateurs financiers (banques de dépôts et banques d’affaires, banques et assurances, etc.), à limiter les opérations spéculatives sur les marchés des changes ou sur les marchés boursiers en taxant lourdement les ‘plus-values’ réalisées, à encadrer les marchés des produits dérivés en remontant le niveau des dépôts de garantie exigés dans le cadre de ce type d’opérations, à s’attaquer aux fonds spéculatifs (hedge funds), ces flibustiers de la finance, et aux paradis fiscaux qui leur servent de repaires, à limiter les rémunérations des dirigeants des capitaux financiers et des traders (opérateurs sur les marchés financiers) en supprimant stocks options et «parachutes dorés» mais aussi en leur imputant même rétroactivement leurs pertes, à réformer les agences de notation en les rendant financièrement responsables de leurs erreurs quant à l’évaluation des titres, à changer les normes comptables sur la base desquelles s’effectue l’évaluation des entreprises, etc. Une liste de tâches au regard desquelles les travaux d’Hercule apparaissent comme une aimable sinécure !

Toutes ces propositions et bien d’autres de la même farine ont été avancées et agitées pendant les quelques semaines qui ont accompagné et immédiatement suivi la phase aiguë de la crise financière que nous avons connue. On peut douter qu’elles soient toutes suivies d’effet. Ainsi le sommet du G20 qui s’est tenu à Washington pendant le week-end du 15-16 novembre, destiné à jeter les bases de ces réformes, s’est-il soldé par l’adoption d’aucune mesure concrète et d’aucun engagement précis, sinon celui de se revoir dans quelques mois pour faire le point. Ce défaut manifeste de volonté de réformer le cadre néolibéral dans lequel se mène actuellement, tant au niveau mondial qu’au niveau de chacun des Etats, la gestion du capitalisme s’explique par plusieurs raisons. D’une part, les gouvernants actuellement en place ont tous été, des lustres durant, de fervents croyants et d’ardents pratiquants de la religion néolibérale. Et, pour l’essentiel, ils le restent. Hébétés par le choc d’une crise financière qu’ils n’ont pas vu venir parce qu’ils en croyaient l’éventualité tout simplement impossible, ils ont sans doute su réagir adéquatement pour en prévenir les pires effets immédiats (et encore pas tous: cf. l’épisode du lâchage de la banque Lehman Brothers qui aura précipité la crise financière aux Etats-Unis et par contrecoup en Europe) ; mais ils restent, pour la plupart, fondamentalement accrochés à leurs anciennes convictions et ils continuent à dénier, pour partie au moins, la réalité de la crise et de ses conséquences. Si, sous la pression des événements et pour rassurer les opinions publiques, ils ont concédé la nécessité de réformer le néolibéralisme et ont promis de le faire, la plupart d’entre eux n’en sont sans doute pas convaincus en leur for intérieur. Ils pensent plus volontiers que la crise financière n’a été qu’un accident de parcours et qu’il est urgent d’attendre… que les choses (la reproduction du capital) reprennent leur cours antérieur.

D’autant plus, d’autre part, que certaines des réformes précédemment évoquées risquent d’être douloureuses pour quelques segments du capital financier et pour les Etats qui ont partie liée avec eux. On peut être assuré, par exemple, que le Luxembourg mais aussi le Royaume-Uni ou la Suisse n’entendent pas parler de la nécessité de s’attaquer aux paradis fiscaux de gaîté de cœur et qu’ils vont tout mettre en œuvre pour que l’attaque en question soit différée le plus longtemps possible et soit menée avec le moins de moyens et de détermination possible… Pas plus que les Etats-Unis ne seront disposés à entendre et encore moins à écouter l’injonction qui le sera faite de résorber leurs colossaux déficits (budgétaires et commerciaux), condition pourtant nécessaire à l’assainissement des finances mondiales. Plus généralement, ces réformes vont exacerber les tensions et les conflits d’intérêts entre les différents fragments, segments et fractions du capital mondial. Contradictions peut-être secondaires mais non négligeables pour autant, suffisamment aiguës en tout cas pour paralyser éventuellement les instances chargées de réformer le néolibéralisme, et ce d’autant plus que l’aggravation de la crise va tendre par ailleurs à les exacerber.

En troisième et dernier lieu enfin, à supposer même que l’ensemble du programme de réformes précédentes soit accompli, il serait encore insuffisant pour éviter l’aggravation de la crise de la sphère financière et sa propagation à la sphère réelle et pour prévenir la réédition ultérieure de pareils enchaînements catastrophiques. Car la réalisation de pareilles réformes conduira au mieux à re-réguler partiellement la circulation internationale du capital, du moins dans sa dimension financière. Or une telle re-régulation ne saurait suffire pour nous sortir de la crise. Et pas seulement parce qu’il faudrait au minimum l’accompagner de mesures analogues de re-régulation de la circulation du capital sous d’ordres rapports, par exemple dans sa dimension commerciale et, plus encore, sous l’angle de la mise en concurrence des capitaux réels (notamment industriels) qui s’opèrent par ce biais et, à travers elle, des travailleurs salariés qu’ils emploient, de manière à rendre inopérantes les pratiques de dumping social et écologique et à préserver les capacités de développement autonome ou autocentré de tous les Etats ou groupes d’Etats, notamment en matière d’autosuffisance alimentaire, etc. Car, comme je l’ai montré dans le précédent article d’ACC, l’actuelle phase aiguë de crise du capitalisme ne s’explique pas d’abord par un défaut de régulation de la circulation et de l’accumulation du capital, œuvre des politiques néolibérales de dérégulation menées depuis la fin des années 1970. Elle trouve son fondement dans ce qui a été le véritable objectif de ces politiques, par-delà leur œuvre dérégulatrice, à savoir le déséquilibre ainsi institué dans le «partage de la valeur ajoutée» au profit du capital et au détriment du travail salarié.

Or, symptomatiquement, tous les néophytes déclarés de la «refondation du capitalisme» ont fait et continuent à faire totalement silence et impasse sur ce «partage» et la nécessité de le revoir. Plus que tout le reste, cette omission dit la poursuite de leur inféodation au paradigme néolibéral – et, bien évidemment, aux intérêts dont ce paradigme assure la défense. Ainsi peut s’expliquer que, tout en promettant de réformer les ‘réformes’ néolibérales dans leur volet dérégulateur, ils continuent à pousser les feux de ces dernières en tant qu’elles visent à aggraver encore l’exploitation des travailleurs, donc le déséquilibre dans le précédent partage. Par exemple, le gouvernement Fillon qui traduit en actes les intentions de notre champion national de la«refondation du capitalisme» a-t-il présenté cet automne un budget pour l’année 2009 qui prévoit la suppression de 30 000 fonctionnaires (dont la moitié dans l’Education nationale) ; et, dans le même ordre d’idées, il a allongé l’âge du départ à la retraite pour les salariés volontaires à 70 ans (manière de pallier la baisse des pensions déjà effective à la suite des réformes de 1993 et de 2003 et qui va s’aggraver dans les prochaines années) ; de même qu’il s’apprête à autoriser le travail le dimanche, etc. Et on peut s’attendre à ce que le brusque bond que vient de faire la dette publique avec le plan de renflouement du secteur bancaire, sans compter celui qu’elle fera dans les prochains mois sous l’effet de la baisse des recettes provoquée par la récession économique, ne conduise à de nouvelles coupes claires dans les dépenses sociales et le financement des services publics. Bref, la main droite de ce gouvernement, toujours pilotée par un programme néolibéral qu’elle continue à exécuter méthodiquement, semble bien ignorer ce que sa main gauche est censée réaliser en fait de révision de ce même programme. Et le gouvernement français ne fait nullement exception en la matière.

Dans ces conditions, les mesures anticrise prises par l’ensemble des gouvernements des Etats centraux seront insuffisantes pour prévenir non seulement les effets d’une reprise de la crise financière mais encore et surtout pour prévenir l’aggravation de la récession dans laquelle cette dernière a d’ores et déjà précipité «l’économie réelle». Récession qui trouve précisément son origine dans la crise de surproduction engendrée par l’actuel «partage de la valeur ajoutée». Ces mesures sont par conséquent condamnées à échouer de ce double point de vue. Car aucune sortie capitaliste de la crise ne pourra survenir sans qu’on revienne sur les termes de ce partage.

Vers un néo-keynésianisme ?

Dans cette mesure même, cependant, la situation actuelle est potentiellement favorable au crédit et à la réception de propositions alternatives aux timides et très insuffisantes ‘réformes’ des politiques néolibérales qui viennent d’être examinées. D’autant plus que celles-ci vont enchaîner démentis cinglants et échecs pitoyables au fur et à mesure où la crise va s’approfondir au sein de «l’économie réelle», précisément parce qu’elle continuera à être gérée sur la base et dans le cadre globalement inchangé du néolibéralisme.

Parmi ces propositions alternatives figurent notamment celles qui s’inscrivent dans une perspective néo-keynésienne. Cette perspective n’a pas encore fait, pour l’instant, l’objet d’une formulation théorique claire ni d’une revendication politique explicite. Les propositions qui la composent s’élaborent encore en ordre dispersé dans un arc de formations politiques qui va des ailes gauches des anciennes forces réformistes ralliées depuis des lustres au social-libéralisme jusqu’aux milieux altermondialistes (type ATTAC) en passant par les formations ouvertement néo-réformistes (tels certains courants de partis écologistes, Die Linke en Allemagne, Rifundatione Communista en Italie, etc.) [4] Elles n’en présentent pas moins potentiellement une cohérence certaine que l’on peut résumer brièvement.

De l’enseignement de Keynes et la manière dont il a été mis en œuvre durant la période fordiste, elles retiennent, d’une part, qu’aucune régulation du procès de reproduction du capital n’est possible si n’est pas assurée une croissance des salaires réels (directs et indirects) proportionnée à celle des profits, l’une et l’autre alimentée par l’augmentation de la productivité du travail ; et que, d’autre part, cet équilibre entre croissance des salaires et croissance des profits ne peut pas résulter du seul et ‘libre’ jeu du marché, que sa réalisation implique au contraire une intervention régulatrice de l’Etat, jouant de ces trois instruments que sont la politique budgétaire, la politique monétaire (la gestion du crédit et du taux de change) et la politique salariale (par l’intermédiaire de la fixation de minima légaux ou conventionnels, de la réglementation du rapport salarial, des politiques sociales, etc.) Partageant le constat que la situation actuelle est caractérisée par un déséquilibre dans le «partage de la valeur ajoutée», donc par une insuffisance du niveau des salaires relativement à celui des profits (et des autres fractions de la plus-value), et que c’est précisément cette insuffisance qui engendre la crise de surproduction au sein de «l’économie réelle», génératrice du gonflement et de l’éclatement périodiques de bulles spéculatives dans l’économie fictive de la finance, elles préconisent non seulement une re-réglementation de la reproduction du capital (de son procès de production tout comme de son procès de circulation) mais encore et surtout un «partage de la valeur ajoutée» plus favorable au travail et moins favorable au capital. Pour Michel Aglietta par exemple, qui fait partie des quelques rares économistes français à défendre une perspective néo-keynésienne, «(…) la réglementation financière est indispensable pour éviter les excès du crédit, mais elle ne suffira pas à refonder un système capitaliste capable de faire de la croissance régulière. La croissance ne pouvant plus être dopée par l’endettement, il va falloir que le revenu salarial se remette à progresser en ligne avec la productivité. Pour le dire autrement, le degré d’inégalité atteint dans les sociétés occidentales est devenu un frein à la croissance.»[5] Par-delà les plans de relance destinés dans l’immédiat à conjurer l’aggravation de la crise économique, plans financés par une augmentation de l’imposition du capital, des hauts revenus et des grandes fortunes, cela implique la création d’emplois, la restriction (pouvant aller jusqu’à l’interdiction) du recours aux formes d’emploi précaires, une augmentation substantielle des salaires directs et indirects (donc de l’ensemble des prestations sociales), une extension des services publics et des équipements collectifs de manière à satisfaire les besoins sociaux, tant anciens (par exemple le logement ou la santé) que nouveaux (par exemple la formation professionnelle continue ou la dépendance des personnes âgées). Les plus audacieux et les plus clairvoyants des auteurs ou des forces politiques qui se situent dans cette perspective savent que ce nouveau partage des richesses, ce New Deal en somme, doit se concevoir et se pratiquer aujourd’hui à l’échelle planétaire et passe par une annulation des dettes des Etats périphériques ainsi que par un véritable «plan Marshall» en leur faveur, prolongé par des accords visant à garantir la stabilité et même la progression de leurs revenus tirés de leurs exportations, de manière à leur ouvrir la possibilité de se développer sur cette base (d’accumuler du capital en leur sein). Bref il s’agit de jeter les bases d’un keynésianisme planétaire, en mesure de réguler la reproduction du capital au niveau mondial.

Cette perspective néo-keynésienne possède incontestablement l’avantage sur sa rivale néolibérale de toucher au fondement de la crise et d’ouvrir par conséquent une voie bien plus réaliste à la sortie de la crise. Elle n’est pas assurée pour autant de sa réussite.

La première difficulté à laquelle se heurterait la réalisation d’un néo-keynésianisme planétaire tient à la complexité du cadre institutionnel qu’il requiert comme instance régulatrice de la reproduction du capital au niveau mondial. Car, dans le contexte de l’actuelle transnationalisation du capital, sur laquelle ce néo-keynésianisme ne se propose pas de revenir bien qu’elle soit pour partie l’œuvre des politiques néolibérales antérieures, ce cadre institutionnel ne peut plus se réduire à la combinaison des différents Etats-nations et d’une série d’institutions internationales, telles que le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, le BIT, l’ONU, etc. Comme j’ai eu l’occasion de le montrer ailleurs, ce cadre institutionnel suppose l’articulation d’instances opérant à au moins quatre niveaux différents: au niveau mondial (on retrouvera les précédentes institutions internationales mais avec des pouvoirs singulièrement renforcés pour certaines, par exemple le FMI), au niveau continental (sous la forme de systèmes d’Etats procédant à l’intégration aux niveaux économique, politique, culturel, sous forme fédérale ou confédérale, de groupes plus ou moins étendus d’Etats-nations), au niveau national (car bien qu’affaibli en un sens au profit des instances supérieures et inférieures, les anciens Etats-nations subsisteront et continueront à jouer un rôle régulateur important, notamment au niveau politique: au niveau de la reproduction des conditions de la domination de classe), enfin au niveau régional (au niveau des aires, quelquefois transnationales, placées sous la dépendance économique, administrative, culturelle, etc., des grandes métropoles urbaines) [6]. Les heurts, cahots, tensions, conflits, lenteurs qui marquent, à son niveau, l’intégration européenne, soit la construction d’un système d’Etat européen, donnent une idée des difficultés que devrait affronter et qu’affronte d’ailleurs d’ores et déjà l’édification d’un tel cadre régulateur de la reproduction du capital au niveau mondial.

Ces difficultés tiennent pour partie à un deuxième obstacle que devrait également affronter la réalisation du programme néo-keynésien précédent. Il s’agit de l’état des rapports (économiques, diplomatiques, militaires, etc.) existant actuellement entre les principaux Etats centraux, caractérisé par une crise de l’hégémonie états-unienne. Cette crise d’hégémonie résulte de l’affaiblissement des Etats-Unis relativement à ses partenaires et concurrents européens et asiatiques ; crise dont l’unilatéralisme et bien plus encore les velléités impériales manifestées par les Etats-Unis, loin de la démentir, sont au contraire paradoxalement la manifestation. Car c’est précisément au moment où la puissance jusqu’alors hégémonique voit son hégémonie vacillée ou être remise en question qu’elle est tentée de faire cavalier seul voire de se lancer dans des aventures de type impérial [7]. Et cette crise d’hégémonie risque de s’aggraver à la faveur des transformations des rapports de force entre puissances centrales ainsi qu’entre ces dernières et certaines puissances semi-périphériques (les fameux «pays émergents»: le Brésil, le Mexique, la Chine, l’Inde, auxquels il faut ajouter la Russie – dont certains sont ouvertement candidats à l’entrée dans le club des Etats centraux), qui se sont produites au cours des dernières décennies à la faveur de la transnationalisation du capital et que la crise risque d’accentuer et de précipiter ; de même qu’elle va sans doute exacerber les contradictions d’intérêts entre tous ces acteurs, anciens ou nouveaux, aux prises pour l’occupation des premières places sur l’échiquier mondial, chacun cherchant à reporter sur les autres le poids de l’aggravation de la crise. Autrement dit, tout semble indiquer que «ceux d’en haut» (les différentes fractions territoriales de la bourgeoisie opérant au niveau mondial) ne sont pas suffisamment d’accord entre eux (et c’est un euphémisme) pour être capables de définir un cadre institutionnel en mesurer d’assurer la régulation de la reproduction du capital sur le plan mondial. Or l’établissement et la consolidation d’un pareil cadre seraient des conditions sine qua non d’un néo-keynésianisme planétaire. On retrouve ici l’un des obstacles déjà évoqués à propos de la réforme envisagée des politiques néolibérales.

Une troisième condition non moins importante du succès d’une telle orientation serait l’existence d’un mouvement social, défendant les intérêts du monde salarial et particulièrement ceux du prolétariat, suffisamment puissant pour contraindre le capital (la bourgeoisie ou plutôt les différentes fractions territoriales de la bourgeoisie) à entrer dans une logique de compromis à son égard, notamment en acceptant le «partage de la valeur ajoutée» qu’implique la mise en œuvre d’une régulation du procès de reproduction du capital de type keynésien. C’est ce que l’expérience de l’histoire sociale et politique de l’entre-deux-guerres nous aura appris. Bien des entrepreneurs (à commencer par Ford – ce qui lui vaudra d’attacher son nom au régime de reproduction du capital qui a prévalu après la Seconde guerre mondiale) avaient tôt compris la nécessité d’un tel partage et avait tenté d’en convaincre leurs pairs. Vainement. De même l’enseignement d’un Keynes était-il resté sans grand écho au sein des bourgeoisies européennes et nord-américaine, en dépit de l’échec pourtant manifeste des politiques libérales, dont l’application pendant les années 1930 aura largement contribué à aggraver la crise. Pour que, aux Etats-Unis aussi bien qu’en Europe, les bourgeoisies en question entrent dans la logique du compromis fordiste qui allait permettre l’application et la réussite des ‘recettes’ keynésiennes, il a fallu l’intervention résolue, sous forme de grèves, de manifestations, de victoires électorales et, même ponctuellement, de luttes armées (dans les phases de guerre civile qui ont accompagné les conflits internationaux en Europe), du mouvement ouvrier à direction et orientation social-démocrate ou stalinienne.

A fortiori, en irait-il de même aujourd’hui. La mise en œuvre d’un programme néo-keynésien supposerait un haut niveau de conflictualité sociale capable de briser le mur des intérêts d’un bloc social composé de toutes les couches et catégories sociales qui ont été bénéficiaires de la déformation du «partage de la valeur ajoutée» réalisée sous couvert et par l’intermédiaire des politiques néolibérales [8]. Et, dans la mesure où ce néo-keynésianisme se veut planétaire et devrait reposer sur un «plan Marshall» en faveur des pays du Sud, le renfort de la révolte de la lutte des populations déshéritées de ces pays serait également nécessaire.

Or, le moins qu’on puisse dire, c’est que les conditions d’une telle conflictualité ne semblent pas actuellement réunies du côté du monde salarial. L’ancien mouvement ouvrier dont il vient d’être question, celui qui a pris une part décisive à l’établissement du compromis fordiste et dont certains secteurs restent les défenseurs nostalgiques, est moribond ; tandis que des nouvelles vagues de lutte de ces dernières années, aucune articulation organisationnelle et programmatique consistante et cohérente n’a encore émergé. Le prolétariat, plus largement le monde salarial, est actuellement nu, au sein de ses anciens bastions européen, nord-amércain et latino-américain aussi bien que dans ses terres d’élection plus récentes (en Asie du Sud-Est notamment) ; et le rapport de forces qui le lie à la bourgeoisie reste dramatiquement déséquilibré à son détriment. Cela explique notamment pourquoi le projet néo-keynésien ne soit aujourd’hui porté que par des forces sociales et politiques entre minoritaires et dispersées et qu’il éprouve tant de mal à se faire entendre.

Enfin, à supposer que l’ensemble des conditions précédentes de sa réalisation soit en définitive réuni, il se dresserait encore un dernier obstacle sur la voie du succès du projet néo-keynésien. Et non le moindre. C’est que la relance de l’accumulation du capital que suppose ce projet et qu’il se propose de réaliser viendrait se heurter aujourd’hui à l’hypothèque que la crise écologique, engendrée par les deux siècles antérieurs d’accumulation du capital, fait peser sur l’avenir de cette dernière et, plus largement, de toute l’humanité contemporaine. Car il est tout simplement devenu impossible de relancer l’accumulation du capital, donc sa reproduction à échelle élargie, selon une logique productiviste de même nature (forme et contenu) que celle que le keynésianisme a promue pendant feu les Trente Glorieuses. Si une relance de l’accumulation du capital à vaste échelle doit avoir lieu, c’est moyennant l’invention, l’adoption et la diffusion nécessaires de nouveaux modes de produire et de consommer, économes en ressources naturelles (minérales, végétales et animales) non renouvelables et reposant par conséquent pour l’essentiel sur la recyclage de pareilles ressources. C’est aussi moyennant le respect de certains équilibres écologiques, locaux ou globaux, tout simplement vitaux, au sens où ils commandent les conditions mêmes de la vie sur Terre. La question qui se pose ici est celle de savoir si un «capitalisme vert», un capitalisme écologiquement réformé, est en définitive possible [9]. Si oui, le projet néo-keynésien posséderait une chance de réussir ; bien plus, sa réforme écologiste pourrait lui ouvrir une nouvelle ‘frontière’, lui fournir une nouvelle planche de salut, l’occasion et la matière d’un nouveau modèle de développement: après s’être nourri et même gavé de la ‘destruction’ de la nature, le capitalisme pourrait se purger de ses excès et de ses défauts en la ‘reconstruisant’. Si non, cela signifierait que la crise actuelle, du fait précisément de l’hypothèque écologique, signerait en fait les limites historiques du capitalisme et que, par conséquent, son éventuelle issue passerait par la sortie du capitalisme lui-même: par son dépassement.

Eléments pour un programme révolutionnaire

Inféodés qu’ils restent pour l’essentiel aux principes du néolibéralisme, la bourgeoisie et les gouvernements qui défendent ses intérêts par leurs politiques vont évidemment, dans un premier temps au moins, être disposés à continuer de faire payer aux travailleurs l’aggravation de la crise, à coup de hausse du chômage (sous l’effet des licenciements en chaîne et du blocage des embauches), d’extension des formes d’emploi précaires, de la pression à la baisse sur les salaires directs et indirects, du démantèlement accéléré du droit du travail et de la protection sociale, de hausse des prélèvements fiscaux (pour compenser les emprunts destinés à éponger les pertes financières), etc. Cependant la poursuite et l’accentuation d’une telle politique antisociale ont de fortes chances de produire les deux résultats suivants. D’une part, au fur et à mesure où ces politiques, même en ayant été réformées dans le sens précédemment entendu, aggraveront encore la crise parce qu’elles accentueront le déséquilibre dans «le partage de la valeur ajoutée» qui en est le ressort fondamental, jusqu’à commencer à menacer les intérêts de certains secteurs capitalistes, il est possible que des voix se fassent entendre dans les rangs de la bourgeoise et parmi ses représentants politiques et idéologiques pour remettre en cause la poursuite d’une orientation néolibérale et exiger une réorientation de la gestion gouvernementale du capitalisme dans un sens néo-keynésien. Autrement dit, il est possible que se forme une division entre deux factions au sein de la bourgeoisie, dont l’une au moins sera plus ou moins disposée à entrer dans la logique de l’orientation néo-keynésienne précédemment décrite [10]. L’un des obstacles se dressant sur la voie d’un tel néo-keynésianisme pourrait ainsi être au moins en partie levé.

D’autre part, cette même aggravation de la crise ne pourra que provoquer des réactions de la part des travailleurs, dont tant l’ampleur que les formes et les contenus restent cependant pour l’instant imprévisibles. Ces luttes resteront-elles limitées au niveau local ou donneront-elles naissance à des débuts de coordination sur le plan national voire international ? Se cantonneront-elles aux formes classiques de lutte et d’organisation intégrées et intégratives à l’ordre capitaliste ou les déborderont-elles ? S’agira-t-il de luttes purement défensives sur l’emploi et le pouvoir d’achat ou mettront-elles en avant des revendications et des objectifs visant la réorganisation de la production et plus largement de la vie sociale ? Il est impossible de le savoir à l’heure actuelle. Cependant, si ces luttes devaient en rester à une échelle, une intensité, des revendications et des succès qui, tout en contraignant la bourgeoisie à rompre avec son actuelle orientation néolibérale, ne remettraient pas en cause les rapports capitalistes de production, les défenseurs de l’orientation néo-keynésienne, que ce soit dans les rangs de la bourgeoisie ou du côté des forces néo-réformistes déclarées, trouveraient dans la dynamique de ces luttes le moyen de lever un deuxième obstacle à la réalisation de leur projet [11].

Il n’est donc pas exclu que, à l’horizon des toutes prochaines années, apparaisse et se consolide une nouvelle mouture du réformisme social-démocrate, préconisant la pratique d’un keynésianisme planétaire, sur fond de compromis entre capital et travail de même qu’entre centre et périphérie du système mondial, comme solution de la crise structurelle du capitalisme. Et il nous appartient de nous y préparer comme de nous préparer plus largement à la conjonction des différents éléments qui en favoriseraient le succès, nous qui ne luttons pas pour un capitalisme socialement et écologiquement réformé mais pour l’avènement d’une société émancipée non seulement du règne du capital et de toutes ses médiations (dont l’Etat) mais encore de toute forme de rapport d’exploitation et de domination de l’homme par l’homme. A nous de faire en sorte que les luttes des travailleurs en réponse à l’agression redoublée dont ils vont faire l’objet, dès les prochains mois, de la part de la bourgeoisie et de ses gouvernants pour tenter de leur faire endosser le poids de l’aggravation de la crise, soient le plus radicales possible, dans leur forme comme dans leur contenu, de manière à ouvrir la voie à une telle perspective de rupture avec le capitalisme.

Les éléments revendicatifs qui suivent s’inscrivent explicitement dans cette perspective. L’équipe d’ACC-AES les a retenus sur la base d’un triple critère. D’une part, ils répondent à ce que nous savons être les urgences sociales actuelles, telles qu’elles résultent de trois décennies de dégradation continue de la situation des travailleurs que la pression redoublée des politiques néolibérales sous l’effet de la phase actuelle de la crise risque encore d’aggraver. D’autre part, si aucune de ces revendications ne se situe, à proprement parler, par elle-même au-delà du capitalisme, une lutte résolue pour les réaliser serait cependant susceptible d’engendrer une dynamique révolutionnaire. Enfin, il s’agit de tirer parti du discrédit profond dans lequel, à la faveur de la brusque aggravation de la crise qui vient de se produire, sont tombés non seulement la gestion néolibérale du capitalisme en crise mais encore le capitalisme lui-même.

– Indexation du temps de travail (journalier, hebdomadaire, annuel, sur l’existence tout entière d’un individu) sur les progrès de la productivité du travail, sans baisse de la rémunération salariale et avec les embauches supplémentaires nécessaires. Blocage des licenciements par modulation du temps de travail sur la charge d’activité de l’établissement. Socialisation sur fonds publics de toute entreprise se déclarant en faillite de manière à la transformer en entreprise autogérée. Interdiction du recours aux formes de travail précaires (contrats à durée déterminée, intérim, saisonniers, etc.) Le tout sous le contrôle de conseils d’établissement élus par les travailleurs et placés sous leur surveillance et leur direction.

– Le SMIC à 1500 € net. Ecrasement de la hiérarchie des salaires et, plus largement, des revenus professionnels, qui doit être comprise au maximum entre 1 et 3. Indexation des salaires sur les progrès de la productivité.

– Suppression des stocks options et des «parachutes dorés» pour les dirigeants d’entreprise. Gel des dividendes au niveau de la rémunération du livret A: il n’y a pas de raison que les gros rentiers gagnent proportionnellement plus que les petits épargnants !

– Suppression de toutes les niches fiscales et du «bouclier fiscal». Alignement de la contribution fiscale et sociale des revenus patrimoniaux sur celle des revenus du travail. Forte augmentation des taux d’imposition de la fortune. Ramener le taux d’imposition des sociétés à 50 %. Suppression des toutes les exonérations de cotisations sociales.

– Institution d’un «bouclier social»: un revenu minimal garanti par personne équivalent à 75 % du SMIC ; une garantie de protection sociale pour toute personne résidant en France. Abolition des dettes de tous les ménages dont les revenus par personne ont été au cours des années antérieures inférieurs à ce minimum.

– Réquisition de tous les logements vides pour les mettre à la disposition des «sans-logis» et des «mal logés». Blocage des loyers. Lancement d’un vaste programme de construction de logements sociaux de qualité, aux normes écologiques renforcées. Renforcement des droits et des pouvoirs des locataires ; constitution de comités des locataires dans le secteur du logement social.

– Annulation des mesures de déremboursement et des franchises médicales instituées au cours de ces dernières années. Réorganisation de l’ensemble de la médecine de ville autour d’un réseau de centres de soin polyvalents. Hausse du budget des hôpitaux publics destinée à leur permettre de faire face à leurs missions de service public. Conventionnement des seuls médecins libéraux et cliniques privées respectant les tarifs de la Sécurité sociale. Socialisation des industries pharmaceutiques.

– Annulation des ‘réformes’ de l’assurance vieillesse de 1993 et 2003. Réduction à 35 ans (y compris la durée de formation au-delà de la formation obligatoire et les périodes de chômage) de la durée de cotisation nécessaire pour bénéficier d’une pension intégrale, dont le montant doit être égal à 75 % du salaire moyen sur les dix meilleures années de cotisation, sans pouvoir être inférieur au SMIC. Indexation des pensions sur le salaire moyen. Interdiction de la constitution de toute espèce de fonds de pension.

– Socialisation de l’intégralité des banques et des compagnies d’assurance (évidemment sans indemnisation de leurs actuels propriétaires: ce sera notre manière de leur «faire payer la crise» dont ils sont les premiers responsables !) [12] Constitution sur cette base d’un fonds social d’investissement au bénéfice des services publics, des équipements collectifs, du secteur de l’économie sociale et des entreprises autogérées.

– Socialisation de toutes les industries stratégiques, à commencer par les industries pétrolières et nucléaires, leur reconversion devant faire l’objet d’un débat et d’une décision démocratiques.

– Socialisation et développement des services publics et des équipements collectifs sous le contrôle de comités composés de salariés et d’usagers. Institution de la gratuité de ces équipements et services.

– Récusation et annulation de la dette publique de tous les Etats, à commencer par celle des Etats périphériques.

– Arrêt de l’ignoble chasse aux étrangers et fermeture immédiate des centres de rétention. Droit de vote de tous les étrangers résidant en France à toutes les élections.

Qu’il soit clair cependant que cet ensemble de revendications et d’objectifs n’a aucune prétention ni à l’exhaustivité ni à se substituer à ceux qui pourraient être élaborés par les travailleurs eux-mêmes dans le cours de leurs luttes. Nous faisons en effet pleinement confiance dans l’imagination des travailleurs en lutte pour en inventer d’autres, plus pertinentes et plus radicales encore.

* Alain Bihr est professeur à l’Université de Franche-Comté (Besançon). Il est auteur entre autres de La novlangue néolibérale, Ed. Page deux, 2007, et La reproduction du capital, 2 vol., Ed. Page deux, 2001.

1. Sur tous ces points, cf. La reproduction du capital, Editions Page deux, Lausanne, 2001, tome II, pages 151-296.

2. Pour une présentation détaillée des politiques néolibérales, de leurs tenants et aboutissants, cf. les articles «Libéralisation» et «Mondialisation» dans La novlangue néolibérale, Editions Page deux, 2007, respectivement pages 113-132 et pages 147-164.

3. «Les gouvernements d’Amérique du Nord et d’Europe ont remplacé un échafaudage branlant de dettes privées par un écrasant montage de dettes publiques. Selon la banque Barclays, les gouvernements européens de la zone euro vont émettre en 2009 de nouveaux titres de dette publique pour un montant qui devrait atteindre 925 milliards d’euros  Selon Barclays, cette somme se répartirait comme suit: 238 milliards pour l’Allemagne, 220 milliards pour l’Italie, 175 milliards pour la France, 80 milliards pour l’Espagne, 69,5 milliards pour les Pays-Bas, 53 milliards pour la Grèce, 32 milliards pour l’Autriche, 24 milliards pour la Belgique, 15 milliards pour l’Irlande et 12 milliards pour le Portugal.» Eric Toussaint, «Union sacrée pour une sacrée arnaque», http://www.cadtm.org/spip.php?article3845#nh3

4. Dans ce même numéro d’A Contre-Courant, l’article de Gérard Deneux, «Eviter l’impasse social-démocrate», décrit une partie de l’espace social et politique au sein duquel le projet néo-keynésien est en cours de gestation.

5. «La crise d’un modèle de croissance inégalitaire», Alternatives Economiques, n°274, novembre 2008, page 70. Cf. aussi Michel Aglietta et Laurent Berreri, Désordres dans le capitalisme mondial, Odile Jacob, Paris, 2007.

6. Cf. «De l’Etat ‘inséré’ à l’Etat ‘démultiplié’», Le crépuscule des Etats-nations, Editions Page deux, Lausanne, 2000, pages 31-68 ; et «Mondialisation», op.cit.

7. Il ne m’est malheureusement pas possible d’argumenter ici en détail ces propositions. Je dois me contenter de rappeler que, dans le cadre des rapports entre Etats centraux, chacun représentant et défendant les intérêts d’une fraction du capital central, l’hégémonie consiste pour l’un de ces Etats à réaliser autour de lui et sous sa direction et son autorité une alliance hiérarchisée de l’ensemble des Etats centraux qui garantisse la prévalence de ses positions et des intérêts propres, tout en ménageant ceux des autres puissances centrales, notamment relativement aux périphéries et semi-périphérie du système mondial, et en se montrant capable de proposer et de maintenir un cadre régulateur du procès de reproduction du capital au niveau mondial. Une domination de caractère hégémonique n’a donc rien d’une domination de type impérial. Et, lorsqu’une puissance centrale se lance dans une entreprise impériale, surtout s’il s’agit de la puissance réputée exercer l’hégémonie, c’est un indice fort de crise de cette dernière.

8. Cf.  à ce sujet Michel Husson, «Il est temps d’être radical», L’économie politique, n°40, octobre 2008.

9. C’est là une question bien trop ample et complexe pour être abordée ici. Je me propose d’y revenir dans un prochain numéro d’A Contre-Courant.

10. Cette division pourra s’opérer aussi bien au sein de chacun des Etats-nations qu’entre ces derniers au sein des systèmes continentaux d’Etats en voie de constitution ou encore entre ces différents systèmes eux-mêmes.

11. Il resterait cependant encore à lever l’hypothèque de la crise écologique et la difficulté d’inventer la voie d’un capitalisme écologiquement réformé – à supposer toutefois qu’une telle voie existe.

12. Par socialisation, nous entendons que ces entreprises doivent devenir la propriété de la société dans son ensemble, leur possession effective passant entre les mains de leurs travailleurs organisés en conseils d’établissement élisant leur direction en leur donnant mandat, lesquelles directions sont responsables devant les conseils et révocables par eux à tout moment.

(20 janvier 2009)

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