Palestine


Où il est question, à nouveau, du terrorisme

Azmi Bishara
publié inAl-Ahram Weekly (anglais) 17 janvier 2002

Azmi Bishara est un Palestinien citoyen d'Israël, député à la Knesset. Il a été déchu de son mandat. Une campagne de soutien internationale est lancée - en Suisse s'adresser à Françoise Fort, 1268 Begnins

En 1976, Jorge Videla s'empara du pouvoir, en Argentine, après avoir renversé Isabel Peron, au cours d'un des putschs les plus sanglants que le pays ait jamais connus. Plus de 30'000 militant·e·s des forces de gauche, des droits de l'homme et d'autres civils innocents furent tués ou disparurent.

Pas une démocratie occidentale qui ne reçût son contingent de réfugiés argentins, tout comme elles avaient reçu des réfugiés du Chili, de l'Uruguay et du Guatemala, qui avaient amené dans leurs bagages leur manière de vivre, leurs chansons, leur vitalité et leur spontanéité. L'impact, sur la culture de gauche européenne fut considérable. Le mot "dictature", à l'époque, évoquait immédiatement l'Amérique du Sud, correspondance encore renforcée par l'Automne du Patriarche, de Gabriel Garcia Marquez et une littérature latino-américaine prolixe qui influença également la "littérature sous l'autocratie" qui commença à apparaître, dans le monde arabe, dans les années 1980 et 1990...

C'est à cette époque que je faisais mes études à l'Université hébraïque de Jérusalem. Comme tous les gens de gauche, partout à travers le vaste monde, nous partagions le calvaire de l'Amérique latine par l'intermédiaire des posters de Che Guevara, des chansons de Victor Jara et des écrits de Régis Debray. Nous condamnions les Etats-Unis, et en priorité le Secrétaire d'Etat Henry Kissinger, pour leur soutien éhonté aux juntes militaires assoiffées de sang, en Amérique latine.

C'est à cette période de ma maturation politique que je rencontrai les premiers réfugiés juifs venus d'Amérique latine - beaucoup avaient fui l'Argentine - en Israël. Ils étudiaient dans les universités de Haïfa et de Jérusalem. C'étaient des gens de gauche, qui avaient dû fuir les persécutions contre les forces de gauche, en Amérique latine. Pour beaucoup de ces réfugiés, le sionisme ne signifiait pas grand-chose, et même rien du tout, pour certains d'entre eux. Et dès que la situation s'était améliorée dans leur pays d'origine, ils y retournaient. Une partie de ces réfugiés ne parvenaient pas à concilier leur présence dans l'Etat sioniste avec leurs convictions de gauche, alors ils émigrèrent en France. Il faut dire que Paris était, à l'époque, le point de ralliement des réfugiés de gauche sud-américains. Ceux-là avaient quitté Israël, qu'ils ne supportaient plus, sans même attendre que la situation se fût améliorée dans leur pays d'origine. Mais un troisième groupe, parmi ces étudiants, adopta le sionisme et resta en Israël, bien que l'indifférence manifestée par le gouvernement israélien au sort des jeunes progressistes juifs torturés dans les prisons des dictatures latino-américaines les indisposât.

D'une manière générale, toutefois, ces étudiants étaient plus réceptifs que d'autres au discours sur les droits usurpés, qui était le support qui nous permettait d'interpeller les étudiants juifs lorsque nous commençâmes à organiser un mouvement estudiantin arabe, en liaison avec la gauche juive universitaire. Culturellement, nous étions à mille lieues les uns des autres. Le discours du nationalisme arabe et du mouvement national palestinien était totalement étranger à leur univers intellectuel, centré exclusivement autour des débats concernant la gauche sud-américaine. Mais, une chose nous rapprochait, en revanche: notre commune détestation du gouvernement des Etats-Unis. Ces étudiants représentaient la seule composante de la gauche israélienne, non communiste et non pro-soviétique, opposée aux Etats-Unis. L'un de nos points de désaccord fondamentaux avec la gauche israélienne était que celle-ci était, de tous les mouvements de gauche dans le monde entier, le seul et unique à être persuadé que les relations entretenues avec les Etats-Unis par son pays étaient (on ne sait trop comment...) de nature à tempérer les injustices perpétrées par son gouvernement... Nous avions donc l'opportunité d'arguer des expériences vécues par ces étudiants (réfugiés) et de leurs positions lorsque nous débattions au sujet de la politique américaine et énumérions la litanie des crimes perpétrés par les Etats-Unis et Kissinger, le "professeur de mort", à Chypre, au Chili, en Argentine, et en bien d'autres pays... La droite arabe et la gauche sioniste, pendant ce temps-là, se moquaient allégrement de notre ardeur juvénile et de nos clichés réputés "sans fondement".

Ces jours anciens me sont revenus à l'esprit, lorsque j'ai lu les réactions à des documents du Département d'Etat américains, relatifs à l'Argentine, récemment déclassifiés et rendus publics, au moment même où Washington continuait à manigancer sa guerre contre le "terrorisme", cette guerre qui a réussi à retracer la frontière séparant le Bien du Mal, dans la culture politique dominante. Le fait que ces documents du Secrétariat d'Etat aient été rendus publics en vertu de règles de transparence démocratique ne manque pas de nous remémorer d'autres notions du bien et du mal, qui n'étaient pas toutes, loin de là, intégrées aux clichés naïfs des jeunes étudiants que nous étions alors. Au nombre des vertus (que l'on doit reconnaître aux) traditions institutionnalisées de l'Etat moderne, figure leur perpétuation sans égard à l'atmosphère politique ambiante ou aux intérêts conjoncturels. C'est animé par cette dynamique que le Secrétariat d'Etat n'a pas hésité à déclassifier ces documents, bien qu'ils contiennent des informations qui contredisent de manière flagrante l'image que les Etats-Unis essaient de se donner, dans leur croisade contre le terrorisme...

Ces documents révèlent que le Département d'Etat a soutenu à fond, sans réserve d'aucune sorte, le gouvernement putschiste de Videla en 1976, bien qu'il eût déchaîné une campagne intense de répression qui avait entraîné la disparition, la mort sous la torture et l'assassinat d'au moins trente mille personnes. On y trouve, entre autres choses, une correspondance entre Robert Hill, ambassadeur américain en Argentine, à l'époque, et Kissinger: cette correspondance expose la complicité de celui-ci dans les crimes perpétrés par la junte de Buenos Aires ; ses rencontres avec le ministre argentin des affaires étrangères, l'Amiral Cesar Guzzetti, y sont longuement consignées.

Au cours de ces multiples rencontres, Kissinger s'emploie à rassurer Guzzetti sur le fait que, pour peu que l'Argentine réussisse à régler son "problème terroriste" (expression désignant, dans le langage sui generisde la junte militaire, la répression féroce contre l'opposition, les militants des droits de l'homme et, en général, la gauche), les Etats-Unis ne soulèveraient pas la question des pratiques attentatoires aux droits de l'homme, en Argentine. L'ambassadeur Hill, dans cette correspondance, s'insurgeait contre le fait que sa hiérarchie, à Washington, s'employait à miner les efforts qu'il déployait auprès du gouvernement argentin afin de l'inciter à respecter les droits de l'homme. Il se plaignait amèrement d'avoir dû supporter le spectacle d'un Guzzetti, revenant à Buenos Aires, après ses rencontres avec les plus hauts responsables américains à Washington, en octobre 1976, "en état d'intense jubilation"... Intéressant, non ? Important, en tout cas...

D'abord, cela nous aide à remettre les pendules à l'heure pour la gouverne de ceux qui ont toujours maintenu "mordicus" que l'intérêt américain pour les droits de l'homme était plus que relatif et que la politique étrangère américaine avait de tout temps et partout consisté à soutenir à bout de bras les atteintes aux droits de l'homme les plus atroces, partout sur la Planète... Ensuite, cela nous aide à garder à l'esprit l'inadéquation entre l'information livrée par la presse de gauche, à l'époque de la guerre froide, et les "faits bruts" relatés dans la langue propre à la diplomatie américaine, dans ses archives officielles. Il n'y a aucune raison particulière de se réjouir devant la nouvelle que l'horrible vérité a fini par être révélée, mise à part la satisfaction somme toute humaine que peut retirer tout un chacun d'être fondé à affirmer: "je vous l'avais bien dit...?!" Les Etats-Unis étaient donc bien impliqués dans le déchaînement de la terreur contre les citoyens de nombre de pays, dans leur tentative de contrer l'Union soviétique et d'en réduire l'influence. Les Etats-Unis ont poursuivi leurs stratégies de guerre froide avec plusieurs casquettes, allant de la lutte contre le terrorisme et les régimes nationaux "extrémistes" à la défense de la paix, de la sécurité et des intérêts vitaux des Etats-Unis et du "monde démocratique"...

Les archives récemment déclassifiées par le Secrétariat d'Etat américain ne mettent au jour qu'un tout petit coin d'une vaste tapisserie. Pour la politique étrangère américaine, la notion de "civils" ne s'applique qu'aux citoyens des Etats-Unis, des pays membres de l'OTAN et d'Israël. La molestation, la punition et l'élimination d'autres ressortissants pour des motifs politiques ne sont  pas considérées comme du terrorisme. Toutefois, cet état des choses constitue une (relative) amélioration... Durant les phases les plus sombres de l'histoire américaine, le concept de citoyenneté ne s'appliquait pas aux Afro-Américains, pas, non plus, aux militants de gauche, ni même aux syndicalistes... On pouvait les réprimer sans tenir compte des codes définissant les droits et libertés, qui ne s'appliquaient qu'aux Blancs des couches moyennes et supérieures de la société.

Aujourd'hui, nous vivons dans un monde autre, dans lequel existe une conscience universelle des standards des droits de l'homme, des droits de la citoyenneté et du fait que ces droits sont indispensables au fonctionnement des différentes sociétés humaines. Dans notre monde actuel, les Etats-Unis ont fait du "terrorisme" leur casus belli, plus que jamais encore par le passé, leur permettant de viser des régimes qu'ils jugent hostiles à leurs intérêts stratégiques et matériels, tels qu'ils les conçoivent. De plus, ils en étendent indéfiniment la définition. Si, dans les années 1970, Washington qualifiait l'opposition argentine de "terroriste", aujourd'hui la Maison-Blanche va jusqu'à coller cette étiquette sur le dos des résistances palestinienne et libanaise. Le climat politique général, aujourd'hui, n'est cependant plus celui qui prévalait dans les années cinquante, soixante et soixante-dix, décennies au cours desquelles des millions d'êtres humains, civils ou non, furent écrasés par les guerres et les coups d'Etat engendrés par la Guerre Froide et les alliances labiles dans l'un et l'autre camp. La Guerre Froide a pris fin, la culture des droits civils a atteint un statut universel, indépendamment des idéologies politiques en confrontation, ce qui revient à dire: par-delà les frontières de la question: "dans l'intérêt de qui les droits de l'homme et les droits civils de tel ou tel peuple sont-ils en train d'être bafoués ?"

Aujourd'hui, il est difficile (et pour cause...) d'accuser des "étudiants un peu trop exaltés" proclamant des slogans anti-américains de servir les intérêts de l'URSS ou d'être les jouets de la propagande soviétique anti-occidentale. De plus, on peut articuler un discours basé sur des faits avérés et sur des arguments rationnels, accusant les Etats-Unis et Israël de perpétrer des actes terroristes. De là découle la nécessité de s'en référer aux documents officiels du Département d'Etat américain, qui corroborent la tradition de la politique étrangère américaine en matière de soutien aux gouvernements dictatoriaux et d'active participation aux mauvais traitements, torture et assassinats de populations civiles.

Aussi loin que nous nous efforcions d'étendre notre imagination afin de saisir l'horreur des événements qui se sont produits aux Etats-Unis le 11 septembre dernier, quelque terrifiants que soient les récits du massacre de civils innocents perpétré alors, jamais notre imagination ne pourra atteindre l'échelle de l'opération militaire la plus atroce jamais perpétrée dans l'histoire contemporaine contre une population civile. La décision prise par les Américains de lâcher la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki était un expédient de nature purement politique: il se serait agi de hâter la capitulation du gouvernement japonais, bien qu'il fût évident que le sort de la guerre était d'ores et déjà entre les mains américaines. Mais il y avait, peut-être, aussi, une autre motivation à cette décision ; celle de démontrer la puissance nucléaire de l'Amérique au monde de l'après-deuxième guerre mondiale. Cette opération militaire a constitué l'attentat terroriste le plus meurtrier de toute l'histoire et il devrait, de ce fait, figurer dans l'introduction à toute dissertation sur le terrorisme, qui ne pourrait faire à moins, une fois cet attentat inaugural rappelé, qu'évoquer chronologiquement le Vietnam, le Chili, Chypre, l'Argentine, Est-Timor, le Liban, la Palestine, l'Irak...

Il importe d'ouvrir ce débat au niveau global, en se gardant de toute exagération qui ne pourrait que discréditer l'ensemble du développement, tout en veillant à l'étayer d'exemples tirés de l'histoire. Les documents dont nous disposons pour ce faire peuvent paraître minimiser les catastrophes qui ont frappé les populations de ces pays, mais ils ne pourront que soulever mille et une questions en ce qui concerne tant la crédibilité de la "guerre contre le terrorisme" que ses motifs politiques (inavoués).

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