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Travail et rapports sociaux de sexe. Rencontres autour de Danièle Kergoat

André Duret

Cet ouvrage collectif * – à lire – est consacré aux recherches de Danièle Kergoat sur la division sexuelle du travail et les rapports sociaux de sexe. Ancrées en sociologie, ses travaux ont transgressé les frontières disciplinaires et géographiques. Elles ont profondément influencé le milieu scientifique travaillant sur ces thématiques et elles ont eu une portée internationale considérable. Le présent volume comprend une trentaine de contributions rédigées par des membres de son laboratoire de recherche, par des ex-doctorants, des collègues et ami·e·s d’autres laboratoires et d’autres disciplines, en France et dans le reste du monde. Il n’est pas possible de citer tous les auteur-e-s: on trouve notamment des textes de Philippe Zarifian, Elsa Galerand, Nicky Le Feuvre, Pascale Molinier, Christophe Dejours, Catherine Teiger, Josiane Boutet, Liliana Segnini, Katia Vladimirova, Sara Lara, Karen Messing ou Emmanuelle Lada. Certains textes témoignent de son parcours de chercheuse et de militante, d’autres discutent sa problématique théorique, d’autres encore s’inspirent des pistes et des concepts qu’elle a mis en avant tout au long de quarante années de recherche [1].

Au fil des pages, on découvre la richesse d’une trajectoire indissociable des relations sociales construites dans les sphères professionnelle, militante, amicale… Nombre d’auteur·e·s insistent sur la forte «consubstantialité» des divers pans de cette trajectoire: caractère heuristique d’un bagage conceptuel qui a permis d’appréhender une partie méconnue – voire occultée – du réel; utilité sociale d’une approche visant à décrypter les pratiques de domination mais aussi de résistance; sans oublier l’aventure humaine d’une rencontre dont la dimension militante n’épuise pas les contours. Danièle Kergoat a été à l’initiative de la création, en 1983, d’une unité propre de recherche du Cnrs, intitulée Groupe d’études sur la division sociale et sexuelle du travail (Gedisst) – le premier, et près de trente ans plus tard, en 2010, toujours le seul laboratoire du Cnrs dont l’axe de recherche central est le genre ou les rapports sociaux de sexe, le travail et la division sexuelle du travail.

Quels sont les points forts de l’itinéraire de Danièle Kergoat ?

1. L’accent mis sur les pratiques revendicatives ouvrières

L’étude de la mobilisation des jeunes ouvriers immigrés en 1968 lui a permis de montrer que la revendication jaillit de la dynamique entre les divers groupes qui constituent la classe ouvrière. Son ouvrage Bulledor (1973) [2] montre le rôle des syndicats lorsque émergent les revendications, mais aussi les pratiques des travailleurs immigrés et l’importance du hors-travail dans le rapport à l’emploi. Elle montre également l’influence exercée par les projets de vie – notamment le projet de retour ou non vers leurs pays d’origine – sur les pratiques revendicatives des ouvriers immigrés.

2. L’idée que la classe ouvrière a deux sexes

Elle résulte directement de ses enquêtes dans le monde ouvrier. Cette idée, qui fait ressortir l’hétérogénéité de la classe ouvrière, sera exposée dans des articles ultérieurs – notamment dans «Ouvriers = Ouvrières ?» en 1978 [3]. Elle occupe une place privilégiée dans l’ouvrage Les ouvrières (1982) [4]. Danièle Kergoat y affirme que la centralité du travail n’est pas la même pour les femmes et pour les hommes et que les revendications ne peuvent donc pas être les mêmes. Elle souligne les difficultés du groupe des ouvrières à s’engager dans une action collective qui remette en cause la place qui leur est assignée, dans les rapports sociaux, en tant que productrices et en tant que femmes.

3. La théorisation de la division sexuelle du travail

Celle-ci apparaît comme un tournant majeur dans la réflexion de Danièle Kergoat. L’article «Plaidoyer pour une sociologie des rapports sociaux» (1984) [5] fonde véritablement une nouvelle sous-discipline: la sociologie du genre ou des rapports sociaux de sexe. Ce texte souligne le passage, pour reprendre sa propre expression, «d’un terrain problématisé à une problématique tout terrain»  [6]. Une formalisation plus aboutie du concept de rapport social de sexe  est développée dans un article ultérieur de 2001 [7]. Par ailleurs, la critique-déconstruction du concept classique de travail a conduit Danièle Kergoat à élaborer un paradigme solide – celui d’une théorie de la division sexuelle du travail, professionnel et domestique, comme enjeu des rapports sociaux de sexe – en tant qu’alternative aux paradigmes classiques existants, aveugles au genre.

4. La dimension contrainte du travail à temps partiel pour les ouvrières et les femmes occupant des emplois peu qualifiés (notamment dans le commerce et dans les services)

Danièle Kergoat a joué un rôle pionnier dans la remise en cause de la notion de temps partiel «choisi», en montrant la nécessité de s’interroger: sur les conditions présidant à l’acceptation d’un emploi à horaires fortement réduits (la formule du ‘mercredi libre’ ou d’un travail à quatre cinquièmes de temps dans la fonction publique française constituant à ce titre une exception); sur les conséquences du travail à temps partiel dans l’articulation entre travail salarié et travail domestique; et sur la distinction à opérer entre rapport au travail et rapport à l’emploi.

5. La prise en compte de la subjectivité

Elle constitue un autre apport essentiel à la conceptualisation de la construction différenciée du masculin et du féminin. C’est une dimension que Danièle Kergoat développera à partir des échanges avec des chercheurs d’horizons divers dans le cadre du séminaire interdisciplinaire de psychopathologie du travail animé par Christophe Dejours, et à laquelle elle a donné corps dans l’article inclus dans Plaisir et souffrance au travail (1988) [8], ouvrage collectif issu de ce séminaire.

6. La question du rapport à l’autre et celle de la construction d’un collectif sont au cœur de l’ouvrage Les infirmières et leur coordination (1992) [9]

Cet ouvrage a eu un grand impact dans la sociologie des mouvements sociaux des années 2000, via le concept de «mouvement social sexué» – lequel consacre l’idée que les rapports sociaux de sexe imprègnent en profondeur toutes les formes d’action collective. L’ouvrage amorce le développement de la réflexion de Danièle Kergoat sur le care. Liées aux analyses sur les migrations Nord-Sud et aux «nouvelles formes de servitude», ces considérations sont approfondies dans «Rapports sociaux de sexe et division du travail entre les sexes» (2005) [10]. L’enquête collective menée lors de la mobilisation des infirmières lui a permis de montrer l’importance d’articuler les divers rapports sociaux, de s’interroger sur la dimension de classe du collectif, mais aussi sur sa dimension sexuée ou «genrée»: le concept de rapports sociaux de sexe ne désigne pas un champ de tension autonome, indépendant des rapports de classe.

7. La coextensivité ou consubstantialité des rapports de sexe, de classe et de «race» / ethnie

Elle découle de ce qui précède. Ce concept est tout à fait essentiel dans la pensée de Danièle Kergoat. En effet, elle n’envisage pas les rapports sociaux de sexe de manière isolée ou séparée, mais comme étroitement intriqués aux rapports de classe. Ces rapports interagissent les uns sur les autres et structurent ensemble la totalité du champ social. Elle envisage ultérieurement l’extension de cette approche aux rapports de «race», comme en témoigne la présentation élaborée qui figure dans Sexe, race, classe (2009)  [11]. L’originalité et la richesse des analyses de Danièle Kergoat concernant les processus de transformation du salariat féminin ou les modalités de mise à temps partiel des femmes provient en large partie du caractère opérationnel de ce concept de coextensivité.

8. Le travail d’édition

C’est un pan essentiel de l’apport de Danièle Kergoat à la communauté scientifique. Elle a contribué par ce biais à la production de connaissances et de réflexions nouvelles permettant d’enrichir le champ des rapports sociaux de sexe. Ses activités éditoriales se sont déployées principalement au sein des Cahiers du Gedisst, devenus par la suite Cahiers du Genre [12], dont elle a coordonné plusieurs livraisons, et aux éditions La Dispute où elle a créé la collection «Le genre du monde». De Goffman à Teresa de Lauretis, en passant par Sabine Fortino, Ilana Lowy, Marie Pezé ou Roland Pfefferkorn, les ouvrages publiés témoignent d’une grande diversification et du développement de la collection depuis 1997.

* Cet ouvrage coordonné par Xavier Dunezat, Jacqueline Heinen, Helena Hirata et Roland Pfefferkorn, Paris, Collection Logiques sociales, L’Harmattan, 2010.

1. Nous synthétisons ici une partie des éléments figurant dans l’introduction de l’ouvrage.

2Bulledor ou l’histoire d’une mobilisation ouvrière, Seuil, Esprit/La cité prochaine, Paris, 1973.

3. «Ouvriers = ouvrières ? Propositions pour une articulation théorique de deux variables: sexe et classe sociale», Critiques de l’Economie politique, nouvelle série, 1978, n° 5, p. 65-97.

4Les ouvrières, Sycomore, Paris, 1982.

5. «Plaidoyer pour une sociologie des rapports sociaux. De l’analyse critique des catégories dominantes à la mise en place d’une nouvelle conceptualisation», in (collectif), Le sexe du travail, Pug, Grenoble, 1984.

6. Exposé des titres et travaux, document de maîtrise, janvier 1986, mimeo, Paris, janvier 1986, p. 28.

7. «Le rapport social de sexe. De la reproduction des rapports sociaux à leur subversion», in ‘Les rapports sociaux de sexe’, Actuel Marx/Les rapports sociaux de sexe, n° 30, 2001, p. 85-100.

8. «Rapports sociaux de sexe et psychopathologie du travail», avec Helena Hirata, in Christophe Dejours (sous la direction de), Plaisir et souffrance dans le travail, tome II, Edition Psy.T.a–Cnam, 41 rue Gay-Lussac, Paris, 1988, p. 132-163.

9. Les infirmières et leur coordination. 1988-1989, avec Françoise Imbert, Hélène le Doaré, Danièle Senotier, Lamarre, Paris, 1992.

10. «Rapports sociaux et division du travail entre les sexes», in Margaret Maruani (sous la direction de), Femmes, genre et sociétés, La Découverte/ L’état des savoirs, Paris, 2005.

11. «Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux», in Elsa Dorlin (sous la direction de), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination. Puf/Actuel Marx Confrontation, Paris, 2009. On trouvera une première présentation de cet aspect de sa pensée dans la communication faite au Congrès de l’Afs (Association française de sociologie) à Bordeaux, en 2008.

12. Dix-sept numéros des Cahiers du Gedisst, revue collective du laboratoire du même nom, ont été publiés de 1991 à 1996, sur les presses de l’Iresco. En 1997, elle s’est transformée en revue indépendante à comité de lecture, publiée aux éditions L’Harmattan, et elle a changé de nom en 1999, à partir du numéro 24, pour s’intituler désormais Cahiers du Genre.

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