Débat

 

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La colonisation par achat de terres arables

Marie-France Cros *

Le Japon a annoncé son intention de lancer le débat, au sommet du G8 [qui s’est tenu en Italie du 8 au 10 juillet 2009], sur la colonisation par achat de terres arables – un sujet à propos duquel l’alerte a été lancée à plusieurs reprises depuis un an.

Le directeur de la FAO (organisation de l’Onu pour l’alimentation et l’agriculture), Jacques Diouf, s’était ainsi alarmé, l’été dernier, du risque de voir émerger «un pacte colonial pour la fourniture de matières premières, sans valeur ajoutée dans les pays producteurs».

On était alors en pleine crise alimentaire mondiale, à laquelle de nombreuses entreprises privées avaient répondu en achetant des terres dans des pays pauvres ou en développement, ou les acquérant avec des baux de longue durée (99 ans) afin de les consacrer à l’agriculture. Ce mouvement de spéculation a poussé d’autres opérateurs économiques à se lancer dans la course, démultipliant l’impact du phénomène.

L’entreprise russe Renaissance Capital a ainsi acquis des terres arables en Ukraine (300’000 hectares), de même que la britannique Landkom (100’000 hectares) ou le gouvernement libyen (247’000 hectares). La Russie est prise pour cible par les suédois Black Earth Farming (331’000 hectares) et Alpcot-Agro (128’000 hectares). Le Brésil a attiré le japonais Mitsui (100’000 hectares). Le gouvernement sud-coréen a acquis 690’000 hectares au Soudan. La famille Ben Laden a acquis 500’000 hectares a en Indonésie. Le chinois ZTE possède 100’000 hectares au Laos tandis que Pékin a signé avec Manille un accord sur 1,24 million d’hectares.

Selon l’International Food Policy Research Institute (IFPRI), depuis 2006, de 15 à 20 millions d’hectares de terres agricoles ont été acquis ou négociés dans des pays en voie de développement, par des intérêts étrangers.

Ce mouvement de spéculation a suscité l’inquiétude à plusieurs niveaux. Sa manifestation la plus spectaculaire a été observée à Madagascar, où le protocole d’accord signé fin 2008 entre le gouvernement du président Marc Ravalomanana et l’entreprise sud-coréenne Daewoo Logistics, pour l’acquisition de 1,3 million d’hectares destinés à une agriculture d’exportation, a été un des éléments de mécontentement populaire exploité par le “tombeur” du chef d’Etat, Andry Rajoelina. La tradition malgache interdit de vendre la terre – tombeau des ancêtres – à des étrangers;une loi récente avait modifié cela, mais pas les sentiments populaires à ce sujet. Arrivé au pouvoir en mars dernier, grâce à la pression de la rue et de l’armée, M. Rajoelina s’est empressé d’annoncer l’annulation du protocole d’accord.

Autre sujet d’inquiétude: que ce mouvement diminue la sécurité alimentaire des pays bailleurs de terres. Certaines transactions concernent en effet des surfaces au Cameroun, en Ethiopie, au Congo-Brazzaville, à Madagascar, au Mali, en Somalie, au Soudan, en Tanzanie et en Zambie. Les investissements agricoles peuvent être des occasions de développement, notait en juin le Belge Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’Onu sur le droit à l’alimentation, s’ils créent des infrastructures et des emplois, accroissent les revenus de l’Etat, facilitent l’accès des fermiers aux technologies et aux crédits et augmentent ainsi leur productivité. Mais ils peuvent aussi, comme notait M. De Schutter  [1] dans un rapport de la FAO publié en mai 2009, avoir pour effet d’écarter des terres concernées leurs utilisateurs normaux lorsqu’ils sont dépourvus de titres formels de propriété (ce qui arrive souvent en Afrique), d’accroître la compétition pour l’accès à l’eau et diminuer, in fine, la sécurité alimentaire des populations locales.

Les avantages et désavantages de ces opérations ne sont pas toujours faciles à démêler. Le principal syndicat agricole sud-africain, AgriSA, a ainsi annoncé en avril dernier que les autorités de Brazzaville avaient mis à disposition des agriculteurs sud-africains 10 millions d’hectares (deux fois la surface de la Suisse) en vue d’y cultiver du maïs et du soja, d’y élever de la volaille et des vaches laitières afin d’améliorer la sécurité alimentaire des Congolais. L’accord prévoit un bail de 99 ans gratuit et des avantages fiscaux. Le total des surfaces arables sud-africaines est de 6 millions d’hectares.

* Article publié ans le journal «libéral» La Libre Belgique, le 9 juillet 2009.

1. De Schutter est professeur de droit en Belgique. Il fut secrétaire général depuis 2004 de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme. Le 26 mars 2008, il a été nommé rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l'alimentation par le Conseil des droits de l'homme. Il y a remplacé Jean Ziegler. Dans un entretien avec le quotidien Le Monde 3 avril 2008, il affirmait: «Le marché alimentaire va s'autoréguler ? La “main invisible” n'est pas la solution, c'est le problème. J'étudie des mécanismes de taxation des mouvements spéculatifs, que l'Inde songe à mettre en place. Dans le domaine agricole, l'offre est relativement inélastique et les terres arables ne sont pas extensibles à l'infini. Par ailleurs, un petit nombre d'entreprises, Monsanto, Dow Chemicals, Mosaic, détiennent les brevets sur des semences, des pesticides, des engrais, qu'elles peuvent vendre à des prix élevés pour les petits producteurs. Il faut réfléchir à une modification des règles de la propriété intellectuelle de ces entreprises, dont les profits explosent.»
L’ONG Grain affirme, elle, dans un rapport intitulé Main basse sur les terres agricoles en pleine crise financière et agricole: «Les travailleurs, les agriculteurs et les communautés locales vont inévitablement perdre l'accès aux terres… Il y a un risque tout à fait réel de voir non seulement les denrées alimentaires, mais aussi les profits générés par ces activités agricoles à l'étranger détournés vers d'autres pays, d'autres consommateurs qui peuvent payer.»

(10 juillet 2009)

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