Livre

 

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Alain BIHR,
La novlangue néo-libérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste
,
éditions Page deux, collection «Cahiers libres», 2007

Thierry Pouch *

Qu’ils soient politiques, entrepreneurs, journalistes, banquiers, voire professeurs, sans parler, plus récemment il est vrai, des psychanalystes sollicités par la Commission sur la croissance présidée par Jacques Attali, les catégories sociales impliquées directement ou indirectement dans l’économie, y détenant un pouvoir économique et/ou symbolique, nous assènent de discours sur l’économie dont la visée est de produire des croyances selon lesquelles la mondialisation, la flexibilité, l’équilibre budgétaire de l’État, le marché, l’individu… sont des dimensions naturelles de la société, et qu’elles doivent par conséquent structurer notre rapport au monde et nos modes de représentation de ce monde. Après avoir opéré une rupture que l’on pourrait qualifier de «matérielle» avec tous les dispositifs productifs et sociaux propres à ce que certains courants de pensée avaient appelé le «fordisme», c’est une rupture idéologique qui a été instaurée, au début des années quatre-vingt, afin que le travail d’inculcation relatif à la libéralisation de l’économie et à ses supposées vertus s’effectue et se déploie le plus largement possible. L’actualité de Marx et de Engels apparaît de ce point de vue criante, eux qui, dans L’idéologie allemande, avaient indiqué que les pensées des classes dominantes se traduisaient par la domination de certaines pensées.

L’ouvrage que nous livre Alain Bihr constitue une tentative séduisante parce que pénétrante destinée à prendre la mesure de ce travail d’inculcation des vertus du (néo)libéralisme, des effets de croyance qu’il renferme, mais également des dégâts qu’il occasionne non seulement dans la société mais aussi dans la pensée, travail d’inculcation qu’il perçoit au travers du langage économique dominant, ce qu’il nomme la «novlangue», en référence à George Orwell. Partant de l’idée que cette «novlangue» économique inverse et oblitère le sens réel des mots, Alain Bihr dresse une liste certes non exhaustive mais suffisamment nourrie des termes et autres expressions au travers desquels les agents économiques détenteurs de pouvoirs et arc-boutés sur leurs intérêts empêchent non seulement de penser, mais surtout entravent l’usage même de certains autres vocables, l’usage désormais banni de «capitalisme» étant symptomatique de cette fermeture de la pensée.

En découle un formidable travail de mise au jour de la réification quotidienne à laquelle nous sommes confrontés, redonnant en toile de fond une actualité légitime à Marx. La «novlangue» (néo)libérale apparaît précisément pour ce qu’elle est, à savoir un exercice de fétichisation de l’économie, ainsi que l’avait démontré l’auteur du Capital. Ce qu’entend établir Alain Bihr dans son ouvrage, c’est l’apologie du monde économique actuel à laquelle se livrent les agents économiques, quels qu’ils soient. Il serait cruel, et sans doute contre-productif, dans une note de lecture, de sélectionner telle ou telle entrée au détriment d’une autre, mais il est permis de savourer les passages consacrés au déficit public, à la mondialisation, à la réforme – dont on nous rebat les oreilles depuis l’élection de Sarkozy –, au marché ou encore à l’individu (on regrettera, en passant, l’absence de l’entrée «entreprise citoyenne» !!!).

La démonstration est convaincante, et elle permet au lecteur de prendre toute la mesure du cynisme de ceux qui détiennent le pouvoir, tout en invitant à la plus grande des vigilances pour ne pas tomber dans les pièges tendus par la «novlangue», et construire, par un patient travail de décorticage des catégories de l’économie, des formes de résistance et d’actions (le renvoi qu’effectue Alain Bihr au Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vanegeim est de ce point de vue judicieux). Cela signifie que l’on peut toujours afficher des slogans contre la mondialisation, ils seront d’une portée limitée tant que l’exercice de la pensée critique ne se re-construira pas, tout particulièrement en direction de l’économie et du naturalisme qu’elle colporte depuis sa formation à la fin du dix-huitième siècle. Il convient donc de se (ré-)approprier les catégories de l’économie en mettant au jour les conditions sociales de leur production. C’est ce à quoi nous invite Alain Bihr, dans ce petit livre qui dépasse, et de loin, le seuil de la polémique.

Voir dans le catalogue des éditions Page deux

* Thierry Pouch a, entre autres, dirigé l’ouvrage La politique économique: mondialisation et mutations, Ed, L’Harmattan, novembre 2006. Enseigne à l’Université de Marne La Vallée.

(28 mars 2008)

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