Amérique Latine

«Le condor continue de voler»

Entretien de Hernan Scandizzo avec l’avocat paraguayen Martin Almada *

Dans le Cône sud, il semble souvent légitime de se demander si le passé est bien vraiment passé. La justice avance lentement et une partie des responsables de violations des droits humains pendant les dictatures des années 1970 et 1980 sont progressivement condamnés.

Mais certains signes laissent à penser que ce passé-là n’est pas mort, bien au contraire. En Argentine, Julio López, âgé de 76 ans, avait témoigné lors du procès de l’ancien commissaire de police de la province de Buenos Aires, Miguel Etchecolaz, condamné le 18 septembre 2006 à la réclusion perpétuelle pour homicide qualifié, tortures et séquestration. Il est porté disparu depuis ce même jour.

Cet entretien avec l’avocat paraguayen Martin Almada, publié par www.noticiasaliadas.org, témoigne lui aussi de la vitalité d’un passé trop présent.

Le Paraguay compte quelque 6 millions d’habitants. Les deux langues officielles sont l’espagnol et le guarani, ce qui traduit l’importance de la population indienne guarani. La mortalité infantile s’élève à 37 o/oo ; elle situe à 13,1 o/oo en Uruguay. La population dite urbaine s’élève à 57,3% par rapport à 90% en Argentine, 92,3% en Uruguay, 83% au Brésil.

Alors qu’il enquêtait sur des documents le concernant, l’avocat paraguayen Martin Almada, incarcéré entre 1974 et 1977 par le régime du général Alfredo Stroessner (1954-1989), découvrit en 1992 les archives de l’Opération Condor, dispositif répressif mis en place par les dictatures du Cône Sud dans les années 1970 et 1980. Dès ce moment-là, sa vie s’est transformée en une pérégrination permanente dans les tribunaux du monde entier. Il a ainsi engagé des poursuites ou témoigné contre Stroessner, l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet (1973-1990) et l’Argentin Jorge Videla (1976-1981), contre les ex-secrétaires d’État et à la Défense des États-Unis Henry Kissinger et Donald Rumsfeld, respectivement, et contre l’ancien président d’Uruguay Juan María Bordaberry (1972-1976).

Homme menu et toujours souriant, Almada change de ton quand on lui dit que ces répressions et ces procès ne sont que des relents du passé. De passage à Buenos Aires, il a accepté un entretien avec Hernán Scandizzo, correspondant de Noticias Aliadas, sur les suites de l’Opération Condor et sur la situation sociale au Paraguay.

Vous avez trouvé les archives contenant des preuves écrites duterrorisme d’État pratiqué dans votre pays de 1929 à 1989, documents qui mettent en lumière les dictatures des années 1970 et 1980 dans la région. Qu’a signifié cette découverte ?

A ce moment-là, ma découverte a eu deux répercussions, l’une historique et l’autre juridique. Elle a marqué le passage de la rumeur sinistre à la vérité prouvée. Et on peut y voir un «miroir de la Guerre froide», de la doctrine de la sécurité nationale. Sur le plan juridique, elle nous a permis d’engager des poursuites contre Stroessner.

Nous avons emporté ces documents sur les lieux où se tenaient des procès contre le Condor, Pinochet, Videla [général, Jorge Rafael Videla qui prend, officiellement,le pouvoir présidentiel, en mars 1976]. Nous nous sommes rendus en Allemagne, en Argentine, au Chili, en France, en Italie, en Suisse, et aujourd’hui, nous nous trouvons devant la justice uruguayenne avec des preuves contre Bordaberry qui sont confondantes et qui montrent toute l’efficacité de la coopération entre l’armée paraguayenne et l’armée uruguayenne [la «Suisse de l’Amérique latine», durant les années 1950-1965].

Vous déclarez que le terrorisme d’État est présenté officiellement comme une chose du passé dont il n’y a pas lieu de se préoccuper ?

C’est que le Condor [1] continue de voler, il n’est pas parti, et il n’est pas non plus affaibli ; au contraire, il a pris beaucoup de force. Nous avons trouvé en 1997 un document militaire dans lequel le colonel paraguayen Francisco Ramón Ledesma dit à un colonel équatorien: «Je vous joins la liste des agitateurs paraguayens pour que vous puissiez établir la liste des individus subversifs en Amérique latine.»

Nous avons saisi la justice, et elle a cité à comparaître ce colonel. Et, comme les militaires paraguayens n’avaient jamais eu affaire à la justice, ce colonel a apparemment pris peur et a commencé à parler. Il a déclaré au juge qu’il avait déjà rencontré le président [Carlos] Menem [président péroniste de l’Argentine entre 1989 et 1999] et Pinochet en 1995 à Bariloche (Argentine), et il a fourni la liste des militaires paraguayens présents lors de cette rencontre.

Quand l’Argentine et l’Uruguay décident de ne plus envoyer de militaires s’entraîner à l’École des Amériques, où ont été formés de nombreux artisans de la répression et d’anciens dictateurs, le Condor en a-t-il les ailes coupées ?

Il faut lui couper les ailes en le dénonçant, en exigeant de nos gouvernements qu’ils n’envoient plus de militaires non seulement à Fort Benning, mais aussi à la Conférence des armées des Amériques, qui sont les lieux où se forment les terroristes.

La mort de Stroessner, le 16 août 2006 au Brésil, est-elle un pas de plus vers l’impunité au Paraguay ?

Au Paraguay, il n’y a pas eu d’alternance . On a continué avec ses héritiers, rien n’a changé ; les choses ont empiré. La corruption s’est aggravée, le pouvoir judiciaire est corrompu, il n’est qu’un appendice du pouvoir exécutif.

Aujourd’hui, au Paraguay, une famille d’agriculteurs gagne 100 dollars par an, 100 dollars ! Et au lieu d’améliorer le budget de la santé et de l’éducation, le gouvernement l’a diminué pour tripler celui des forces armées sous le prétexte qu’Evo Morales  avec la complicité d’Hugo Chávez  se préparerait à envahir le Paraguay 

C’est lamentable, aussi lamentable que le cas du journaliste disparu Enrique Galeano. Nous avons saisi la Cour interaméricaine des droits de l’Homme, et le gouvernement paraguayen a répondu à la Cour que ce journaliste avait «une forte tendance à disparaître».

Comment est-ce possible qu’un État réponde qu’une personne a «une forte tendance à disparaître» ?

Le Paraguay se trouve et vit en marge de la loi. La pauvreté est si grande, la colère est si grande… Le Paraguay vit dans un état de pauvreté explosif, tout est sur le point d’exploser. Comme ce gouvernement est faible, qu’il est arrivé au pouvoir avec 70% des voix en sa défaveur, il n’a pas d’autre ressource que d’utiliser la violence. Au Paraguay, le terrorisme d’État existe.

Et l’appareil militaire continue de jouer le jeu ?

La Constitution nationale établit, comme partout dans le monde, que l’armée doit se tenir à la frontière et intervenir uniquement en cas d’invasion étrangère. Actuellement, l’armée paraguayenne est dans la rue tous les jours, dans les campagnes et dans les villes, parce qu’elle a peur des paysans.

* Cet article a été traduit pour Dial par Gilles Renaud.

[1] Sur l’opération Condor, voir le Monde Diplomatique, mai 2001.

 

 


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