Andréani, Tony,

Un être de raison: critique de l'homo oeconomicus,

Paris, Syllepse, 2000, 246 p.

Durant les deux dernières décennies, la marchandisation des rapports sociaux est allée en s'accroissant, la privatisation de pans entiers du service public accrédite la croyance qu'il n'y a plus de réalité possible «en dehors» du marché.

Ainsi, ce que Marx appelait la «subsomption réelle» sous la domination du capital semble désormais s'étendre à l'ensemble des secteurs sociaux. Cette action sur la «base matérielle» de la société se double d'une offensive idéologique visant à faire croire que la nature humaine est construite, en ses plus profonds sédiments, autour du motif de la poursuite de l'intérêt individuel et du profit privatisé. En d'autres termes, que l'humanité est composée d'individus isolés se comportant stratégiquement de manière égoïste afin de maximiser leur profit. Cette conception n'est certes pas neuve, l'émergence historique du capitalisme et l'avènement de la bourgeoisie comme classe dominante a en effet pour corollaire la tentative de naturalisation et d'universalisation des motifs ' l'accumulation et le profit ' qui sont au principe des conduites capitalistes. La fonction de cette tentative est claire, faire du capitalisme le système social résultant naturellement de la «psychologie individuelle» et rendre ainsi légitime une organisation sociale profondément inégalitaire.

S'inscrivant contre cette conception réductrice, l'ouvrage de Tony Andréani, sous-titré critique de l'homo oeconomicus, se veut une déconstruction de ce mirage puissant et efficace.Andréani prend très au sérieux cette représentation de l'humanité et questionne à la fois ses fondements et ses différents développements ' comme la théorie des jeux et la théorie du choix rationnel. Car, si cette théorie est, à l'origine, une explication limitée aux comportements «économiques», elle s'est complexifiée et variée pour s'appliquer désormais à l'ensemble des comportements humains. Andréani soumet ainsi l'homo oeconomicus est ses dérivés à une quadruple critique ' psychologique, sociologique, socio-psychologique et éthico-politique ' dévoilant le caractère erroné de cette conception de l'homme et de la société dans toutes ses déclinaisons. 

Avant d'aborder ses différentes critiques, Andréani évoque les principes de base de l'homo oeconomicus en rappelant qu'ils constituent la pierre angulaire de la théorie néo-classique. Selon cette théorie, l'individu-consommateur est un être agissant rationnellement dans le but de maximiser sa satisfaction, il est parfaitement informé et a une hiérarchie claire de préférences ainsi que la faculté de calculer quelle combinaison de biens lui confère le maximum de satisfaction. De plus, il éprouve un phénomène de satiété progressive. L'individu-producteur, de son côté, n'a comme but unique que la maximisation de son profit et, pour ce faire, il cherche la meilleure  combinaison entre le «facteur travail» et le «facteur capital», considérés comme indépendants. Quant à l'individu-travailleur, il ne conçoit le travail que comme un moyen de produire le revenu qui lui fournit les ressources nécessaires à la consommation et travaille ainsi uniquement afin de satisfaire ses besoins.

Après ce rappel, Andréani commence par soumettre l'homo oeconomicus à  une «critique psychologique» dans laquelle il s'attache à montrer les limites du modèle dans son explication de la psyché humaine. Non seulement, l'idée de «satisfaction des besoins» ne rend pas compte de la complexité des phénomènes de plaisir et de jouissance ' qui ne sont d'ailleurs bien souvent pas sujets à satiété progressive. Mais encore, les relations sociales entre personnes ne peuvent pas être abordées comme de stricts rapports intersubjectifs ' des rapports entre sujets déjà constitués, avec leurs préférences et leurs croyances, entrant ensuite en interaction ' puisque le processus d'identification à l'autre et la socialisation sont au fondement de la construction psychologique de l' «individu».

Dans un deuxième temps, la «critique sociologique» consiste à défier la théorie de l'homo oeconomicus sur son terrain de prédilection: la sphère du travail. Son but est de montrer que, même dans cette sphère, l'individu rationnel, calculateur et égoïste est bien loin de la réalité. Le travail ne peut en effet pas être considéré seulement comme une «désutilité»1, une contrainte permettant au travailleur d'acquérir des ressources. Les personnes s'engagent affectivement dans leur travail, ce qu'illustre par exemple le fait de choisir, entre deux emplois, celui qui est  moins bien rémunéré parce qu'il est perçu comme moins aliénant. De plus, les rapports de travail ne sont pas des rapports transparents dans lesquels le manque d'information est un problème de communication. La trame en est constituée par une structure de domination dont certaines dimensions, parce qu'elles leur sont masquées, échappent souvent aux travailleurs. Il existe certes des analyses qui vont plus loin que celle d'Andréani et dissèque mieux l'intrication entre contrainte et «engagement». De plus, dans un monde soumis à des processus de paupérisation d'une grande brutalité, la dimension de contrainte s'affirme avec une force énorme, et les «stratégies» (souvent fines, parce que soumises à l'obligation) sont encloses dans le corset de la survie (pour une part importante de l'humanité).

Ensuite, La «critique socio-psychologique» vise, dans un premier temps, à mettre à jour les rapports dialectiques entre sphère de travail et sphère de temps libre, afin de montrer que, contrairement à l'idée véhiculée par la théorie de l'homo oeconomicus, la première est loin d'être imperméable à la seconde (voir à ce sujet le chapitre sur la dialectique du temps libre et du temps de travail dans l'ouvrage de Ernest Mandel, La Formation de la pensée économique de Karl Marx, 1967). Dans un second temps, Andréani évoque l'effet structurant des rapports sociaux sur les «passions», afin de démontrer que les goûts et les préférences sont socialement construits et ne  sont pas le simple reflet de choix individuels.

Dans la dernière critique, «éthico-politique», l'auteur s'attaque aux philosophies morales et politiques du libéralisme ainsi qu'aux théories «égalitariennes» de la justice. Ces théories, qui reposent sur les postulats anthropologiques de l'homo oeconomicuset de l'acteur rationnel, sont en effet parmi les principales sources d'inspiration des politiques sociales-libérales. La critique d'Andréani dévoile les impasses et les catastrophes sociales, humaines auxquelles ces politiques mènent.

L'ouvrage de Tony Andréani a le mérite de donner des instruments pour lutter contre une représentation hégémonique qui tente de réduire l'humanité et ses potentialités à sa caricature capitaliste. Si les armes de la critique ne remplacent toujours pas la «critique des armes», des luttes sociales, la vision du monde véhiculée par les tenants de l'homo oeconomicusest un instrument de domination contre lequel il s'agit de lutter. Cet ouvrage y contribue.

Raphaël Ramuz

1. La satisfaction qu'un agent économique retire de la possession d'un bien est appelé utilité. L'utilité étant le nombre attaché à un panier de biens par une personne et qui sert d'indicateur à la satisfaction que procure à cette personne la consommation du panier de biens: la fonction associant à chaque panier de biens envisageable le nombre indicateur de la préférence est la fonction d'utilité. Lorsque n'est prise en compte que la relation de préférence, la théorie classique (Jevons, Wlaras...) qualifie la fonction d'utilité de cardinale. Lorsque l'on désire privilégier dans la fonction une utilité particulière, on parle d'une approche ordinale

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