N°11 - 2003

Nouvelle phase dans le bras de fer sur les retraites en France

Le refus de battre en retraite

Le 1er février, en France, des dizaines de milliers de salarié·e·s descendaient dans la rue pour s'opposer à la «réforme des retraites» du gouvernement Chirac-Raffarin. Depuis lors, le ministre des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, François Fillon, applique la méthode Raffarin: «Cause toujours tu m'intéresses.» Le gouvernement vise à engluer les salariés dans des palabres inutiles. Par contre, le frère du ministre de l'Intérieur, Guillaume Sarkozy, et vice-président du Medef (Mouvement des Entreprises de France - organisation du patronat), énonce le vrai programme du gouvernement. Dans le quotidien économique «La Tribune», non seulement il insiste sur la nécessité «d'aligner la durée de cotisation du public sur celle du privé». Mais il insiste aussi sur un autre objectif: «Il faut privilégier l'accroissement de la durée des cotisations.» Guillaume S. avait déjà déclaré qu'il fallait «de 42 à 45 ans de cotisation minimums». La retraite à 70 ans se mitonne «en haut» pour la France «d'en bas». Toujours dans «La Tribune», il met l'accent sur l'utilité de «l'épargne retraite»: «C'est aussi un moyen de drainer l'épargner vers les fonds propres des entreprises». Plus d'un salarié helvétique a fait l'expérience de cela: lors des faillites, cette «épargne» s'envole. Le combat contre la réforme des retraites en France est une bataille moderne. C'est celle d'un salariat, soumis à une intensification extrême du travail et à une précarisation croissante, qui n'est pas prêt à renoncer à une conquête historique: le droit à une retraite décente et prolongée. Le droit de vivre après 60 ou 65 ans. Cet affrontement social en France concerne tous les salariés d'Europe. - Réd.

François Chesnais*

La méfiance à l'égard des organisations syndicales et politiques (mais parfois aussi associatives) est telle qu'en France les manifestations convoquées de façon officielle attirent, dans la phase actuelle, relativement peu de monde. En rassemblant entre 300 000 et 350 000 manifestant·e·s dans le froid et sous la neige, les manifestations appelées pour le samedi 1er février par les cinq centrales syndicales «officielles» (CGT, CFDT, FO, CGC et CFTC 1) sur la question des retraites ont donc été un succès.

Soyons clairs: des manifestations de 300 000 personnes ne représentent pas - et cela de très loin - une mobilisation en masse des salarié·e·s et des retraité·e·s. Elles sont le fait, «simplement», de la grande majorité des femmes et des hommes qui militent activement syndicalement et politiquement. C'est donc à la fois peu et beaucoup, notamment lorsque cette mobilisation s'effectue sur des positions différentes de celles qui ont été défendues par les directions des confédérations syndicales. Donc, on est venu manifester, mais pour défendre ses propres positions, les revendications partagées par les salariés. Voilà le sens du 1er février, notamment pour les militants de la CGT.

L'appel syndical face aux revendications des salariés

Le texte d'appel commun syndical à la manifestation, publié le 7 janvier 2003, était un texte de «pression» sur le gouvernement Chirac-Raffarin pour qu'il «négocie» avec les syndicats. Les directions des cinq centrales y acceptent la «nécessité de réformes», c'est-à-dire de nouveaux coups de canif dans le système de la répartition. Elles y acceptent le principe de l'alignement «progressif» de la fonction publique (où il faut 37,5 ans de cotisations pour toucher une retraite pleine) sur les 40 années de cotisation déjà imposées aux salariés du secteur privé par le gouvernement Balladur. Les 40 années deviendraient la norme à laquelle feraient exception seulement les «situations particulières» à certaines professions les plus «pénibles».

Les directions des centrales syndicales acceptent aussi de renégocier le nombre d'années sur la base duquel est calculé le revenu de référence déterminant le montant des retraites servies ; ce qui est une autre façon d'accepter leur baisse. Elles laissent enfin la porte ouverte à une augmentation des cotisations salariales - augmentation «subordonnée» à celle des employeurs, mais augmentation quand même.

Or le 1° février, dans les cortèges de SUD (Solidaire, Unitaire, Démocratique) et de FO - qui avait signé l'appel commun pour éviter l'isolement, mais qui continue à défendre des positions abandonnées par la CGT -, mais avant tout, massivement, dans ceux de la CGT, les revendications étaient tout autres: refus absolu de l'épargne salariale 2 introduite par la loi Fabius en 2001 ; retraite pour tous à 60 ans ; pour les années de cotisation alignement du privé sur le public avec 37,5 années pour tous (donc abrogation de la loi Balladur de 1993) ; retraite à taux plein pour tous à 75 % du dernier salaire.

Ainsi, à leur manière, les militants ont marqué leur «différence», voire leur opposition consciente, face aux directions syndicales. Ils ont prolongé et confirmé la position de défense des retraites et de refus d'en «négocier» la «réforme» exprimé un peu avant par les travailleurs d'EDF et GDF (Electricité de France et Gaz de France).

En effet, entre le texte commun des appareils bureaucratiques et la manifestation du 1er février, il y a eu le rejet, le 9 janvier 2003, par les salariés et les retraités d'EDF et de GDF du projet d'accord sur la «réforme» de leur régime de retraite, préalablement à la privatisation de ces sociétés (qui ont connu un processus d'internationalisation de leurs investissements). A plus de 53 %, ils ont voté contre. Chez les salariés en activité, le refus a été plus massif encore (près de 58 %). Les travailleurs ont déjoué le piège qui leur était tendu par un référendum organisé de concert par le PDG François Roussely et le secrétaire général de la Fédération CGT de l'Energie, Denis Cohen. Ce dernier pensait «faire avaler la pilule» de la privatisation moyennant des promesses attractives de maintien d'une retraite correcte.

Les salariés ont résisté aux très fortes pressions en faveur d'un vote favorable. Ils ont surmonté les obstacles représentés par leur dispersion dans des sites nombreux, ainsi que les grandes difficultés faites aux opposants à l'accord de s'exprimer. Ils ont coupé court aux réflexes corporatistes nourris par les syndicats que Denis Cohen espérait exploiter.

Les salariés et les retraités d'EDF et de GDF ont voté à la fois contre les accords conclus à l'époque à Barcelone sur la privatisation [dans le cadre de la libéralisation des marchés de l'énergie au sein de l'UE et internationalement], par Lionel Jospin comme par Jacques Chirac, et contre les «réformes» d'ensemble des retraites annoncées depuis des mois par le premier ministre Jean-Pierre Raffarin. Le travail des militants de la LCR (Ligue communiste révolutionnaire), de Lutte Ouvrière, du PT (Parti des travailleurs, courant trotskiste dit lambertiste) - très présents chez EDF -, des communistes oppositionnels ou ex-communistes de la CGT, ainsi que des militants de SUD a aidé à ce qu'exprime, dans ce secteur de salariés, la réserve d'énergie et de réflexion politique autonome accumulée dans les tréfonds de la classe ouvrière.

Les manifestations du 1er février ont permis aux militants des autres secteurs de la classe ouvrière de dire haut et fort que la position de la grande majorité des salariés et des retraités (auxquels font peut-être exception ceux qui suivent de près la CFDT) est la même que celle des travailleurs d'EDF et de GDF.

Fait assez rare, la grande majorité des tracts distribués ou des journaux vendus pendant la manifestation ont défendu à peu près les mêmes positions et montraient bien où les problèmes se situent.

Le travail d'analyse mené dans différents forums pour contrer l'offensive du Medef et les études publiées par les militants de la gauche non gouvernementale y sont certainement pour beaucoup 3. La conclusion qui en ressort et qui se dégage aussi de la lecture attentive des rapports commandés par les gouvernements successifs - non leurs conclusions, mais les données chiffrées publiées - est claire. Le «problème des retraites» n'est pas «démographique». Il est politique et même exclusivement politique - au sens premier, non «politicien», du terme - en ce qu'il plonge ses racines dans les rapports entre le capital et le travail ; et plus précisément encore dans l'état actuel des rapports politiques entre les travailleurs et le capital.

D'un côté, les groupes industriels français et étrangers veulent pouvoir délocaliser librement l'investissement et l'emploi, mais aussi payer en France des salaires aussi bas que possible. Depuis des années, ils sapent ainsi, avec l'aide des gouvernements, les fondements du système par répartition. Ils somment le pouvoir de réduire les «faux frais» de l'Etat en alignant le régime public sur le régime privé. Parallèlement, le capital financier français et étranger veut pouvoir enfin récupérer pour les marchés financiers au moins une fraction des 170 milliards d'euros qui servent à payer les retraites. Ces milliards ne transitent quasiment pas par les Bourses ou les marchés obligataires parce qu'ils suivent le circuit de financement direct de la répartition.

Un problème politique, donc de relations entre Capital et Travail

Le «problème démographique» est pour l'essentiel une construction idéologique. Les prévisions «défavorables» quant à l'évolution du rapport entre les actifs et les inactifs reposent sur des calculs qui font à la fois abstraction des gains de productivité et de l'affectation d'une partie de ces gains aux retraites. On fait en somme comme s'il ne devait pas y avoir d'investissement. En outre, ces prospectives projettent dans l'avenir le taux de chômage élevé des années 1990. S'exprime ici l'acceptation de la délocalisation de l'emploi vers des pays à protection sociale inférieure ou très inférieure.

Le chômage et la précarité pris ensemble concernent déjà quelque 11 millions de salarié·e·s en France. Cela provoque un manque à gagner de 45 milliards d'euros de cotisations sociales. Les exonérations de la part patronale des cotisations sociales sur les bas salaires qui ont pris leur essor depuis le gouvernement Rocard (1987-90) sont passées de 1 milliard d'euros en 1993 à 18 milliards en 2002. Chantage patronal en vue de la «création d'emplois», elles ont été acceptées par les gouvernements successifs alors qu'elles constituent une diminution du salaire indirect.

Où est le «vieillissement» dans tout cela ? Et quel lien entre le «vieillissement» et l'apologie persistante en faveur d'une épargne salariale «complémentaire» confiée à la Bourse, sinon de fonds de pension de type anglo-saxon dont on sait pourtant la gravité des pertes depuis le début du krach boursier rampant ?

A problème politique, il ne peut y avoir de réponse que politique. Les manifestants du 1er février en ont eu parfaitement conscience. Alors que les directions syndicales avaient indiqué qu'elles étaient contre, les mots d'ordre hostiles au gouvernement, sans être virulents, ont dominé.

Le discours prononcé le 3 février par Jean-Pierre Raffarin montre qu'après quelques fanfaronnades il redouble de prudence. Il se déterminera à la fois sur le fond (jusqu'où tenter d'aller dans les «réformes») et sur la forme (ampleur de la négociation avec les syndicats) selon l'évolution des rapports de force politiques. Ceux-ci seront déterminés à un très fort degré par la continuité de la vigilance des salariés, sinon de la mobilisation, ainsi que par les relations internes à la classe ouvrière, entre les travailleurs, les fonctionnaires, d'un côté, et les directions syndicales, de l'autre. Celles-ci veulent être parties prenantes des «réformes», donc des partenaires à de «vraies négociations». Elles veulent prouver leur rôle comme auxiliaires incontournables du capital et de l'Etat.

Pour les centrales syndicales, le but du 1er février était de rappeler à Raffarin que, sans leur appui, il n'a aucun espoir de faire passer la moindre mesure qu'il envisage. Le premier ministre en est conscient. En même temps, il sait que son autorité et sa légitimité politiques très faibles - à commencer au sein de la majorité de droite - lui interdisent de s'appuyer trop ouvertement sur les directions syndicales. Mais l'annonce faite il y a quelques semaines, avant le vote à EDF et à GDF, qu'il réglerait la question par une loi et qu'il légiférerait avec ou sans l'accord des directions syndicales est un piège dont Raffarin tente de sortir. C'est le sens principal de son discours du 3 février.

Pour les militant·e·s agissant parmi les salariés du privé et de la fonction publique, rien ne servirait d'avoir manifesté le 1er février si leur vigilance faiblissait, autant à l'égard des directions syndicales qu'à l'égard du gouvernement.

Si la question des retraites est l'occasion pour les directions syndicales de se montrer indispensables à la bourgeoisie, elle exige des militant·e·s qu'ils en fassent un moment important du combat pour reconquérir les syndicats et leur rendre leur vocation.

Il faut revenir au non voté à EDF et GDF. Le bloc qui s'est constitué là entre les militants politiques mentionnés plus haut et les travailleurs - bloc contre Roussely et Raffarin, mais aussi contre Cohen et Thibault de la CGT, ainsi que contre la CFDT - est une traduction concrète du Front unique contemporain [des modalités d'unité d'action des salariés].

Ce «Front unique» ne s'est pas effectué au moyen de suppliques adressées aux appareils bureaucratiques, mais il s'est affirmé contre ces derniers, avec l'accord et l'appui des salariés. Francis Mer (ministre des Finances, de l'Economie et de l'Industrie) et François Roussely ont annoncé que l'accord EDF-GDF serait appliqué en dépit de la victoire du «non».

Cela appelle la préparation de ce que les militants nomment, par référence aux grèves de l'hiver 1995 à la SNCF et la RATP [Régie autonome des transports parisiens], le «nouveau tous ensemble» - c'est-à-dire la grève générale. S'il va très loin dans ses projets, Raffarin en créera la nécessité à l'échelle du pays ; et si les centrales syndicales l'appuient, ce «tous ensemble» se fera également contre elles. Les militants de la CGT en sont conscients. Beaucoup préparent le congrès qui se tiendra fin mars avec la volonté de soumettre la direction à leurs exigences.

Une dernière remarque pour terminer. Quand une question plonge ses racines dans l'opposition entre le capital et le travail, il n'y a qu'à ce niveau que les travailleurs peuvent lui trouver une solution durable. Dans une tribune du journal Le Monde, deux militants connus d'Attac-France ont bien défini l'enjeu. Le maintien et la consolidation du système de la répartition supposent, écrivent-ils, que «l'affectation des gains de productivité soit décidée démocratiquement pour qu'un arbitrage cohérent se fasse entre l'augmentation du niveau de vie des actifs et celui des inactifs, la diminution du temps de travail des actifs et les investissements pour préparer l'avenir» 4. La propriété privée des moyens de production, les prétentions du capital financier et la teneur des institutions parlementaires dans leur fonctionnement actuel, au sein d'un pays comme la France, permettent-elles de prendre des décisions véritablement démocratiques de l'ampleur que supposent les objectifs mentionnés dans cette tribune ?

1. CGT: Confédération générale du travail (secrétaire général: Bernard Thibault) ; CFDT: Confédération française démocratique du travail (secrétaire général: François Chérèque, qui a succédé à Nicole Notat) ; FO: Confédération générale du travail-Force ouvrière (secrétaire général: Marc Blondel) ; CFE-CGC: Confédération française de l'encadrement ; CFTC: Confédération française des travailleurs chrétiens. - Réd.

2. L'«épargne salariale» a été introduite en France pour créer une brèche dans le système de répartition. Fabius, comme Raffarin, a présenté «l'épargne salariale», en fait le début d'un système de capitalisation, comme un moyen de «sauver le système de répartition». L'effondrement des actions et les taux d'intérêt réels bas pour les obligations rendent peu attractive, aujourd'hui, cette «épargne salariale». On pourrait ajouter que des taux d'intérêt élevés ou une «bonne tenue des actions», d'une part, freinent l'investissement (taux d'intérêt élevés) et, d'autre part, compriment la masse salariale (pour dégager des dividendes et soutenir les actions). Ces deux facteurs vont à l'encontre de la croissance et de l'emploi, qui soutiennent le système de répartition. On remarque qu'en France, comme en Suisse, les arguments en faveur de la capitalisation sont débiles. Il n'y a que la «gauche» officielle qui ne le réalise pas. - Réd.

3. Voir, notamment, Bernard Friot, Et la cotisation sociale créera l'emploi, Paris, La Dispute, 1999 ; Pierre Khalfa et Pierre-Yves Chaunu (coord.), Les retraites au péril du libéralisme, Syllepse, Paris, 1999 et 2000 (édition augmentée) avec des chapitres entre autres de Bernard Friot, Jean-Marie Harribey et Michel Husson ; Jacques Nikonoff, La comédie des fonds de pension, Arléa, Paris, 1999.

4. Jean-Marie Harribey et Pierre Kalfa, «Réforme ou contre-réforme ?», Le Monde, 11 janvier 2003, page 14.

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