N°11 - 2003

Ordre impérialiste et ordre intérieur

Ces droits qu'on écrase

Paolo Gilardi

A plusieurs reprises nous avons abordé dans ces colonnes 1 un des aspects les moins mis en évidence de la guerre «sans frontières ni limites» conduite par l'administration Bush: celui de la limitation plus que rampante des droits et libertés démocratiques. Des Etats-Unis à la Grande-Bretagne, d'Allemagne en Italie, en passant par la Suisse 2 (sur laquelle nous reviendrons ultérieurement), l'offensive pour soumettre les droits démocratiques à la guerre de «Civilisation» bat son plein.

Renforcer l'autorité publique

Ainsi, par exemple, aux Pays-Bas, le ministre de la Justice, le démocrate-chrétien Jan Piet Donner, vient de déposer un projet de loi qui propose d'instaurer une carte d'identité obligatoire pour l'ensemble de la population 3. Selon ce projet de loi, tout individu devra décliner son identité aux policiers et à «certains fonctionnaires». Cela devrait, selon le ministre de la Justice, «renforcer l'autorité publique et le sentiment de sécurité».

Ce projet de loi fait suite à la décision prise par la Grande-Bretagne de rétablir l'obligation d'une carte d'identité ' obligation qui avait été abolie il y a cinquante ans ' au nom de la «longue guerre contre le terrorisme» 4.

Le gouvernement démissionnaire des Pays-Bas a ainsi franchi un pas supplémentaire dans le contrôle social de la population. L'exigence de la carte d'identité devrait s'accompagner de sanctions pour celles et ceux qui seraient contrôlés et ne disposeraient pas d'un tel papier: une amende élevée et 60 jours de prison sont prévus.

Selon le quotidien Le Monde, la presse néerlandaise justifierait ce projet par la nécessité d'aligner les Pays-Bas sur les standards européens, notamment celui de la France, en matière de lutte contre «la violence» et «l'émergence du terrorisme» dans «les quartiers difficiles».

Dirigée, en premier lieu, contre l'immigration, l'instauration de ce nouveau document et, surtout, des contrôles d'identité par des policiers ou par «certains fonctionnaires» ont un double objectif. D'une part, cela fragilise et stigmatise toute une partie des salarié·e·s, souvent déjà précarisés ' les immigrés ' les soumettant à la possibilité de contrôles constants. La dimension systématique et extensible de ce type de mesures peut être appréhendée au travers du simple constat des pratiques mises en place en France par le nouveau ministre de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy. De l'autre, ces «nouvelles règles» visent à contenir et criminaliser les mouvements sociaux et les luttes directes des salariés, dans un contexte de crise économique prolongée, de montée du chômage, de licenciements, de démontage social. Voilà l'Etat fort que réclamaient certains sociaux-démocrates il y a encore quelques années.

En ce sens, le «renforcement de l'autorité» prôné par Jan Piet Donner ' thème qui est repris par le nouveau gouvernement issu des élections du janvier 2003 ' traduit une tendance de fond qui combine, pour assurer une relance du taux de profit (de la rentabilité et de la productivité), une fragilisation des droits sociaux, du droit du travail, etc., et l'imposition d'un ordre juridique autoritaire, dissolvant les droits civiques dans leur dimension collective (droit d'organisation, droit de manifestation, droit d'expression). Tout cela doit converger vers un accroissement aussi bien du taux d'exploitation que de réduction du salaire social.

C'est aussi sous cet angle qu'il faut comprendre le forcing opéré par le gouvernement Sarkozy-Raffarin pour fédérer par le haut les «différents courants de l'islam» en France ; opération qui, comme le soulignait l'arabisant Bruno Etienne, repose avant tout sur une concertation entre le Ministère de l'intérieur et les gouvernements algérien, marocain, tunisien. Autrement dit, la procédure adoptée est analogue à celle qui assure le contrôle et la gestion de la main-d''uvre immigrée maghrébine vers la France. Ce dispositif est justifié à partir d'une prétendue volonté «d'inclusion» des «Eglises islamiques» répondant aux normes dites républicaines. Cela permet au plan religieux, idéologique et politique de procéder à des exclusions répressives qui sont le pendant de la désaffiliation sociale touchant des générations entières d'anciens travailleurs immigrés maghrébins résidant en France.

Big Brother ?

Dès lors, se pose la question des moyens pour assurer la surveillance des «groupes à risques». La réponse est simple: renforcer des instruments de contrôle policier.

La présidence danoise de l'Union européenne a ainsi fait circuler parmi les gouvernements des pays membres un projet confidentiel de décision cadre portant sur la législation européenne en matière de protection des données. Ce projet, rendu public par l'organisation statewach de défense des droits humains, constitue une rupture avec les directives en vigueur datant de 1997. Il prévoit l'obligation pour les opérateurs téléphoniques et électroniques de garder à la disposition de la justice les données sur les communications par «téléphone, téléphone cellulaire, e-mails ou fax» 5 pendant une période de 12 à 24 mois. La directive de 1997 prévoyait expressément 32 cas susceptibles d'être invoqués pour permettre à l'administration ou à la police d'accéder aux données. La liste actuellement proposée a été élargie ; elle comporte des cas de figure très peu précis tels que le «légitime soupçon» (art. 2.a., al. 9). Cela permet la marge d'interprétation.

Actuellement soumis aux différents gouvernements, le projet de loi cadre européenne devrait faire l'objet d'une décision ' contraignante pour l'ensemble des Etats membres ' au courant de l'année 2003. Elle devrait entrer en vigueur au premier janvier 2004. De plus, d'autres propositions européennes, mises en consultation, visent à définir le cadre d'une collaboration en matière de données avec le FBI.

C'est sans conteste aux Etats-Unis que les projets de surveillance de la population sont les plus avancés. En adoptant le Homeland Security Act en novembre 2002, le Congrès n'a pas seulement institué une nouvelle agence de la sécurité forte de 170 000 employés privés des droits syndicaux les plus élémentaires 6. La loi américaine contient également une disposition qui donne le feu vert à un projet baptisé TIA, à savoir Total Information Awareness («prise de conscience totale de l'information») 7.

Placé sous la responsabilité du Pentagone, le projet a été conçu et est dirigé par un militaire au passé sulfureux, John Poindexter. Ainsi que le rappelle le New York Times, c'est lui qui eut, sous l'administration Reagan «la brillante idée de livrer des missiles à l'Iran pour obtenir la libération des otages [le personnel de l'ambassade des Etats-Unis à Téhéran avait été pris en otage dès le 5 novembre 1979] et qui avait procédé illégalement au financement de la contre-révolution au Nicaragua» 8.

Fort de ce passé, Poindexter se trouve à la tête d'un projet dont le but est de développer de puissants ordinateurs aptes à stocker, analyser et comparer toutes sortes de données concernant les citoyens. Il s'agit de pouvoir surveiller l'ensemble des données générées aux Etats-Unis au cours des manifestations les plus courantes de la vie quotidienne, telles que prescriptions médicales, reçus de distributeurs de billets de banque, tickets de parking ou de péages routiers, certificats universitaires, billets d'avion, reçus de cartes de crédit, permis de conduire, bordereaux de versement des caisses maladie, actes de divorce, etc. Leur connexion-comparaison devrait permettre de définir des modèles de comportements dangereux, suspects ou déviants.

Avec un budget de 250 millions de dollars, le projet est censé, ainsi que l'écrit le New York Times, permettre à Poindexter de «réaliser un rêve vieux de vingt ans: celui de pouvoir mettre son nez dans tout acte, public ou privé, de tout citoyen américain». On atteint ici, d'après le quotidien britannique The Guardian«un niveau de surveillance et de contrôle des simples citoyens qui n'a pas de précédent et qui n'était tout simplement pas possible avant l'ère digitale» 9.

Articuler les oppositions

De nombreux mouvements de défense des droits civiques se sont manifestés tant en Europe qu'aux Etats-Unis pour désapprouver la mise en place de ces mesures. De leur côté, des secteurs non négligeables des syndicats américains 10 ont clairement pris position contre les atteintes aux droits sociaux et syndicaux au nom de la guerre contre le terrorisme. En effet, à l'occasion de la grève des dockers dans quelque 28 ports de la côte Ouest des Etats-Unis, en automne 2002, la présidence Bush a invoqué le Taft-Hartley Act (adopté en 1947) pour contraindre les dockers à reprendre le travail au nom de la mise en danger de l'économie nationale américaine.

Le vice-président de la républicaine-conservatrice Heritage Foundation 11 explique avec clarté que «cette nouvelle agence [la toute nouvelle Homeland Security Agency] et la guerre au terrorisme constituent l'ordre du jour conservateur jusqu'aux élections [de 2004]» 12. Il ajoute que «asseoir la prééminence des droits des employeurs sur ceux des syndicats, garantir qu'aucun quota de race et de sexe ne viendra interférer dans le recrutement [c'est la mise en question de la discrimination positive] et empêcher les tentatives d'appliquer les lois sur les salaires constitueront une grande partie de la discussion»13.

Le lien entre politique intérieure et politique extérieure ressort ici avec force. L'impérialisme américain, au travers de la guerre en Irak, vise non seulement à conforter son emprise sur des ressources énergétiques décisives pour les décennies à venir, mais aussi à modifier encore plus les rapports de force en sa faveur face à des concurrents économiques actuels ou à venir (les principaux pays de l'Union européenne, demain un possible pôle en Asie autour du Japon-Corée du Sud-Chine). Dans ce but, l'hégémonie militaire est centrale. Une juridiction modelée et appliquée à partir des diktats de Washington est un complément nécessaire. Car, pour affirmer leur hégémonie, les cercles dirigeants états-uniens doivent, d'une part, endiguer toute montée revendicative face à une politique antisociale brutale aux Etats-Unis même et, d'autre part, utiliser un «droit fait sur mesure» qui leur assure un «statut d'exception», statut qui a été, à chaque fois, revendiqué par la puissance impérialiste visant à l'hégémonie au cours du XXe siècle.

C'est en appréhendant les diverses facettes de cette politique impérialiste que prend sens une convergence entre les revendications ayant trait aux droits démocratiques ' telles que celles avancées par le mouvement associatif comme par le mouvement syndical ' et le mouvement antiguerre, dont la tonalité anti-impérialiste est renforcée par le délitement des prétextes invoqués par Bush pour déclencher sa guerre contre le peuple irakien.

1. Voir sur notre site www.alencontre.org, rubrique Archives, les articles sur ce sujet parus dans à l'encontre.

2. Voir à ce sujet sur le site www.alencontre.org «Davos: les droits démocratiques ne sont pas négociables», Mouvement pour le socialisme, 21 janvier 2003, rubrique Nouveau.

3. Le Monde,18.12.2002.

4. 1500 associations se sont coalisées au Royaume-Uni pour combattre cette décision du gouvernement Blair.

5. Texte rendu public par statewatch.org, sept. 2002.

6. Voir à ce propos sur notre site alencontre.org ainsi que notre article «La guerre sur tous les fronts» paru in Services publics, les nouvelles du 20.12.02.

7. Texte complet du projet TIA sur usinfo.gov.org.

8.New York Times, 14.11.02, «You are a Suspect», W. Safire.

9. The Guardian, 3.12.02, «Big Brother Will be Watching», S. Goldenberg.

10. Voir notre site www.alencontre.org et note 6.

11. Fondée en 1973, cette fondation annonce elle-même la couleur sur son site en affirmant «promouvoir des politiques conservatrices basées sur les principes de la libre entreprise, de la limitation des pouvoirs gouvernementaux, de la liberté individuelle, des valeurs traditionnelles américaines et d'une défense nationale forte et crédible».

12. Houston Chronicle, 20.6.2002.

13. Id.  

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