N° 2 novembre 2001

Thaïlande: la contrainte et… l’argument juridique

"Mourir pour la liberté du commerce"

Cet article illustre, dans le détail, la façon dont les multinationales américaines et le gouvernement des Etats-Unis imposent la prééminence de leurs intérêts aux pays de la périphérie. Il y a là la facette légalo-commerciale complémentaire à celle de leur politique militaire. En ce sens, cette étude dépasse le seul thème des brevets et montre une politique de domination mise "juridiquement" en œuvre. (Réd.)

Aileen Kwa*

Lorsque l’Administration de l’alimentation et des médicaments de Thaïlande (Thaï Food and Drug Administration/Thaï FDA) a pris les mesures légales nécessaires pour réduire le délai entre le lancement de médicaments de marque et l’autorisation de produire des versions génériques, elle a aussitôt senti s’abattre sur elle tout le poids des pressions de Washington. Heureusement, des militants thaïlandais se sont mobilisés pour soutenir le gouvernement dans ses efforts afin d’assurer l’accès à des médicaments moins chers.

"Mourir pour la liberté du commerce: les Etats-Unis ou nous" (Dying for Free Trade: US or us). Voilà ce qu’on pouvait lire sur la banderole des militants thaïlandais anti-sida et membres des organisations non-gouvernementales (ONG), qui manifestaient le 28 juin dernier devant l’ambassade des Etats Unis à Bangkok. Ils se mobilisaient pour soutenir la résolution décidée en janvier 2001 par la Thaï FDA d’autoriser la production indigène de médicaments génériques à l’échéance d’un délai plus court après la commercialisation en Thaïlande des médicaments de marque. Ils protestaient contre les pressions que Washington exerce sur le gouvernement de Bangkok pour qu’il revienne sur cette résolution.

En avril de cette année, les pressions internationales ont obligé les grandes firmes pharmaceutiques à renoncer à leur plainte contre le gouvernement sud-africain, et récemment les Etats-Unis ont également renoncé à leur plainte contre le Brésil au sein de l’OMC. Mais durant cette même période, les tentatives de contrainte bilatérales se sont intensifiées à l’égard de la Thaïlande, où, en l’absence d’une publicité adéquate donnée à ces événements, les Etats-Unis continuent d’intimider Bangkok par toutes sortes de menaces commerciales.

Pendant huit ans, à partir de 1993, Washington a réussi à limiter la production de médicaments génériques en Thaïlande au moyen d’un accord bilatéral conclu entre les deux pays, réservant à des médicaments non brevetés en Thaïlande des droits exclusifs de commercialisation durant 5-6 ans. La résolution décidée en janvier a réduit cette durée d’exclusivité commerciale à 3-4 ans. La réaction de Washington ne s’est pas fait attendre.

Protégez les brevets!

Selon un haut fonctionnaire du gouvernement thaïlandais, depuis janvier, Washington a déjà dépêché plusieurs envoyés spéciaux chargés d’exercer des pressions commerciales sur Bangkok.

La délégation thaïlandaise auprès de l’OMC, à Genève, a d’ailleurs également fait l’objet de pressions. Il faut rappeler que les Etats-Unis détiennent des leviers à l’égard de la Thaïlande, puisque l’économie de ce pays dépend à 60% des exportations, dont 25% en direction des seuls Etats-Unis.

Mais il ne s’agit là que des épisodes les plus récents d’une histoire déjà longue. En effet, cela fait des années que les Etats-Unis exigent du gouvernement thaïlandais un strict respect des brevets détenus par les industries pharmaceutiques américaines. En 1986 déjà, le représentant du gouvernement des Etats-Unis pour le commerce (US Trade Representative) a contraint Bangkok à amender la législation thaïlandaise sur les brevets, qui jusque-là ne permettait que des brevets sur les procédés de fabrication. Autrement dit, cette législation autorisait la production de versions génériques par des procédés alternatifs. Un fonctionnaire du gouvernement thaïlandais visiblement irrité résumait ainsi la situation: "Voilà ce que fut leur truc. Ils ont appliqué des pressions bilatérales sur des pays pour qu’ils modifient leurs législations sur les brevets, dans le dessein d’obtenir leur soutien à l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Trade Related Aspects of Intellectual Property Rights/TRIPS) au cours des négociations de l’Uruguay Round." Ainsi, en 1992, bien avant la conclusion de l’accord TRIPS, la Thaïlande a amendé sa Loi sur les brevets pour inclure des brevets sur les substances produites. La Thaïlande a également prolongé la durée de protection de ses brevets de 15 à 20 ans.

Mais les Etats-Unis n’étaient pas encore satisfaits par cette nouvelle loi thaïlandaise. En effet, selon les termes de cette loi, les produits ayant été brevetés aux Etats-Unis avant 1992 n’étaient pas protégés en Thaïlande s’ils étaient commercialisés sous forme de médicaments. Le représentant des Etats-Unis pour le commerce a donc continué à faire pression sur Bangkok jusqu’à ce que le gouvernement finisse par céder. C’est ainsi que le Programme de contrôle de la sécurité (Safety Monitoring Programme/SMP) a été créé en 1993 par un accord entre les deux pays. Il prévoit que tout nouveau médicament vendu en Thaïlande et ayant obtenu un brevet à l’étranger entre 1986 et 1991 doit être soumis à ce Programme, qui prévoit qu’aucun autre fabriquant n’est autorisé à en enregistrer une version générique ou à effectuer sur lui des tests de bio-équivalence. Ce Programme de contrôle de la sécurité réservait donc aux grandes entreprises pharmaceutiques un marché exclusif. Souvent, cette période d’exclusivité était prolongée de 2 à 3 ou 4 ans. Et il fallait encore ajouter à ce délai au minimum une année pour effectuer l’étude de bio-équivalence nécessaire pour produire une version générique, et 4 à 5 mois pour son enregistrement légal. Pratiquement, la période d’exclusivité avant que le médicament générique ne puisse être commercialisé en Thaïlande durait 5 à 6 ans. Ce délai devait soi-disant permettre au fabricant de tester le médicament en vue de détecter des effets secondaires éventuels.

La crise du sida et les brevets

L’épidémie de sida a pris en Thaïlande des proportions de crise nationale. Selon la Banque mondiale, le budget 2001 de la santé ne permettra de traiter que 2100 personnes infectées sur les 750000 personnes VIH-positives. Or, la sévère protection des brevets, ainsi que le Programme de contrôle de la sécurité ont conduit à une augmentation importante des coûts de la santé et au déclin de l’industrie pharmaceutique locale.

Un groupe de travail de l’ASEAN (Association des nations du Sud-Est asiatique) sur l’accord TRIPS et les produits pharmaceutiques s’est réuni en mai 2000. Il a estimé qu’entre 1979 et 1992, période durant laquelle la Thaïlande ne brevetait que des procédés, une version générique pouvait être lancée un ou deux ans après la commercialisation d’un produit de marque. Or, actuellement, il faut attendre en moyenne entre 5 à 15 ans après la commercialisation d’un produit breveté avant qu’une version générique ne puisse arriver sur le marché, et 5 à 6 ans pour des produits (sans brevet thaïlandais) soumis au Programme de contrôle de la sécurité. Dans ce contexte de cartel, les prix des médicaments d’origine restent élevés. Tout cela a contribué à limiter l’accès aux traitements et à augmenter les dépenses du gouvernement.

Les experts du groupe de travail de l’ASEAN ont en outre estimé qu’après 5 ans d’exclusivité commerciale sous le Programme de contrôle de la sécurité les dépenses médicales ont augmenté de 2000 millions de baht (soit 50 millions de dollars) en Thaïlande pour les 25 principaux médicaments soumis à ce programme. Ils ont prévu que ce chiffre serait multiplié par dix lorsque le strict respect des brevets sur les substances prévu par la loi thaïlandaise de 1992 et par l’accord TRIPS produirait tous ses effets.

Cette protection très sévère des brevets a également eu un impact négatif sur l’industrie locale de médicaments génériques. Avant l’introduction de ces mesures de protection, les médicaments importés ne représentaient que 30% du marché pharmaceutique thaïlandais, la production pharmaceutique locale représentant les 70% restants. Aujourd’hui 50% des médicaments sont importés. L’industrie locale s’est donc fortement contractée.

Les autorités thaïlandaises tentent une esquive

En commentant la crise déclenchée par les coûts élevés du traitement du sida, un fonctionnaire du Ministère thaïlandais de la santé a confirmé, au cours d’un entretien privé, que ce ministère souhaitait une augmentation de la production de médicaments génériques, y compris les anti-rétroviraux et ceux utilisés pour traiter les maladies qui accompagnent souvent le sida et les déficiences immunitaires (méningite, pneumonie, infections fongiques). En Thaïlande, l’expérience a montré que l’apparition sur le marché de médicaments génériques entraîne une diminution importante des prix des médicaments de marque, qui atteignent parfois des niveaux de prix comparables à ceux des médicaments génériques.

Or, une part importante des nouveaux anti-rétroviraux apparaissant sur le marché devraient en principe, étant donné la date de leur brevet à l’étranger, être soumis au Programme de contrôle de la sécurité. Dès lors, en janvier, la Thaï FDA a introduit dans le Programme de contrôle de la sécurité un ensemble d’amendements visant à permettre l’accès aux médicaments à des couches plus larges de la population. La résolution comprenait les amendements suivants:

1° Bangkok demandait que les firmes pharmaceutiques fournissent à la Thaï FDA, dans un délai de 180 jours, les noms des produits non encore commercialisés en Thaïlande qu’elles prévoyaient d’enregistrer au Programme de contrôle de la sécurité afin de s’en assurer l’exclusivité commerciale. Seuls les produits ainsi annoncés pourraient bénéficier de l’exclusivité commerciale au titre du programme.

2° Les firmes thaïlandaises pourraient lancer des études de bio-équivalence (développement et tests) avant l’expiration du Programme de contrôle de la sécurité, afin de pouvoir commercialiser la version générique dès la date d’expiration de la protection de la version de marque par le Programme de contrôle de la sécurité. Dans les faits, cet amendement réduit la période d’exclusivité commerciale de 5-6 ans à 3-4 ans.

3° La Thaï FDA décidait également d’exclure les médicaments soumis au Programme de contrôle de la sécurité de la Liste nationale des médicaments essentiels (National List of Essential Drugs/NLED). Tous les hôpitaux et les cliniques gérés par le Ministère de la santé sont censés utiliser au moins 80% du budget prévu pour des médicaments à l’achat de médicaments compris dans cette liste; mais dans la pratique, ce pourcentage est plutôt de 30-40%.

Des amendements "plus que raisonnables"

Ces amendements mineurs suscitent une opposition massive de la part des Etats-Unis. Or, la résolution de janvier n’introduit que des modifications mineures dans le Programme de contrôle de la sécurité. Comme convenu en 1993 dans l’accord bilatéral entre la Thaïlande et les Etats-Unis, ce programme reste en vigueur. En fait, compte tenu de l’ampleur de la crise sanitaire, ces amendements paraissent plutôt timides.

Selon des fonctionnaires du gouvernement thaïlandais, cette demande de notification ne concernait que les noms des produits destinés à être commercialisés prochainement, ainsi que le nom du pays où ils ont été brevetés pour la première fois. Aucune information confidentielle susceptible de compromettre d’une manière ou d’une autre les secrets commerciaux des compagnies pharmaceutiques n’était demandée.

De plus, le fait que des non-détenteurs de brevets puissent développer et tester des produits génériques avant l’expiration du brevet ne serait pas incompatible avec l’accord TRIPS. C’est ce qui est connu sous le nom de "clause Bolar". Cette clause a d’ailleurs d’abord été édictée aux Etats-Unis en 1984, et depuis lors elle a été largement appliquée dans d’autres pays.

Selon le Secrétariat de l’OMC, ce cas de figure est prévu dans l’Article 8 de l’accord TRIPS. A l’époque, les Etats-Unis avaient porté plainte contre le recours par le Canada à cette "clause Bolar" (titre du dossier: Canada — la protection des brevets pour des produits pharmaceutiques). En avril 2000, la Commission de règlement des différends de l’OMC a jugé que ces clauses canadiennes n’étaient pas incompatibles avec l’accord TRIPS.

Du point de vue de la Thaïlande, cet amendement mineur au Programme de contrôle de la sécurité ne devrait pas poser de problème, puisque ce programme constituait déjà une concession thaïlandaise aux Etats-Unis qui va au-delà de l’accord TRIPS, puisqu’il accorde une protection aux produits brevetés hors de la Thaïlande avant l’entrée en vigueur de la loi thaïlandaise sur les brevets et de l’accord TRIPS. En outre, il est peu raisonnable d’exiger que la Thaïlande renonce au droit de conduire des tests de bio-équivalence alors que la législation des Etats-Unis eux-mêmes l’autorise.

Comme son nom l’indique, le Programme de contrôle de la sécurité vise à tester des médicaments en vue de vérifier leur sécurité. Par mesure d’équité à l’égard de la Thaïlande, il apparaît raisonnable d’exclure ces médicaments de la liste des médicaments essentiels jusqu’à ce qu’on dispose d’informations fiables quand à leur sécurité.

Opposition véhémente des Etats-Unis

Washington n’a pas tardé à faire connaître ses objections au gouvernement thaïlandais. Dans les quelques mois qui ont suivi l’entrée en vigueur de la résolution, les Etats-Unis ont envoyé des émissaires pour rencontrer les autorités thaïlandaises, dont Barbara Weisel, assistante du représentant pour le commerce, chargée des affaires bilatérales asiatiques, ainsi que des hauts fonctionnaires de l’ambassade des Etats-Unis à Bangkok et du Département de la santé et des services humains (Department of Health and Human Services) venus de Washington.

Les pressions sur la Thaïlande ne se sont d’ailleurs pas limitées à cette résolution amendant le Programme de contrôle de la sécurité, jugée inacceptable par les Etats-Unis. Elles se sont également exercées dans d’autres domaines, par exemple contre le projet de loi thaïlandais sur le secret commercial et même contre les projets de la Thaï FDA d’étiqueter les aliments génétiquement modifiés.

Le talon d’Achille de la Thaïlande réside évidemment dans ses exportations vers les Etats-Unis, à hauteur de 8,7 milliards de dollars. Le représentant chargé du commerce du gouvernement de Washington menace de mettre la Thaïlande sur la "Priority Watch List". Si la Thaïlande était inscrite sur cette liste noire, des sanctions commerciales unilatérales pourraient être prises à tout moment contre les exportations thaïlandaises, au titre de la section 301 de la Loi sur le commerce (US Trade Act) des Etats-Unis, si le représentant chargé du commerce détermine qu’un acte, une stratégie ou une pratique "viole ou est en contradiction avec un accord commercial et dénie les droits ou les bénéfices apportés par ces droits aux Etats-Unis ou restreint leur commerce".

Lorsque les pays en voie de développement ont accepté l’accord TRIPS dans le système commercial multilatéral de l’Uruguay Round qui a donné naissance en 1994 à l’OMC, ils attendaient en échange que de telles actions unilatérales de la part des Etats-Unis soient dorénavant exclues. Mais cela n’a pas été le cas. D’après un fonctionnaire thaïlandais, si leur pays était mis sur la Priority Watch List, l’impact négatif serait immédiat. Les exportations chuteraient immédiatement, car les importateurs anticiperaient les taxes élevées que les Etats-Unis pourraient imposer n’importe quand sur les produits de ce pays.

La lettre officielle datée du 11 mai que le représentant du commerce du gouvernement américain, Robert Zoellick, à adressée au Dr Vichai Chokavivat, secrétaire général de la Thaï FDA, comportait les points suivants:

1° La désapprobation de Washington à l’égard du projet de loi thaïlandaise sur les secrets commerciaux.

Ce projet de loi a déjà été soumis au sénat thaïlandais en première lecture. La section 7 (2) de cette loi autorise la divulgation par une agence gouvernementale des résultats d’un test dans le but de protéger tout "intérêt public" n’ayant pas des objectifs commerciaux. La réponse dans la lettre de Washington est la suivante: "Une telle exception à la protection des données contre la divulgation des résultats de tests va trop loin, et n’est pas en accord avec les exceptions prévues par l’accord TRIPS à l’article 39.3. Nous demandons respectueusement de pouvoir prendre connaissance de la version la plus récente du projet de loi. Comme nous l’avons déjà proposé à votre délégation à Genève, nous sommes prêts à vous aider à trouver des formulations appropriées de manière à assurer que cette loi sera compatible avec l’accord TRIPS."

Washington ajoute: "Nous espérons que la nouvelle loi sur les secrets commerciaux apportera des améliorations par rapport au Programme de contrôle de la sécurité de 1993; toutefois, si la nouvelle loi devait offrir moins de protection que celle prévue par le Programme de contrôle de la sécurité de 1993, le gouvernement des Etats-Unis serait très en souci."

Cette interprétation de Washington semble peu légitime. En effet, l’article 39 de l’accord TRIPS intitulé "Protection des informations non divulguées" vise à protéger des objectifs d’intérêt public. L’article 39.3 prévoit d’ailleurs explicitement que les membres protégeront ces données contre la divulgation, sauf si cela est nécessaire pour protéger le public.

2° Washington s’en prend aux amendements apportés au Programme de contrôle de la sécurité: "L’Administration thaïlandaise de l’alimentation et des médicaments demande que les Etats-Unis renoncent de manière unilatérale aux bénéfices accordés par l’Accord bilatéral de 1993 en ce qui concerne la protection des données pour des produits pharmaceutiques. Les Etats-Unis refusent de renoncer à ces avantages."

La lettre de Washington poursuit: "Nous avons également examiné l’exigence formulée par l’Administration thaïlandaise de l’alimentation et des médicaments qui exige des firmes pharmaceutiques des Etats-Unis qu’elles fournissent une liste des produits qu’elles prévoient de soumettre au Programme de contrôle de la sécurité de 1993, sous peine de perdre la protection des données touchant aux résultats des tests ou des produits s’ils étaient commercialisés en Thaïlande par la suite. L’accord de 1993 ne prévoit pas que la protection du Programme de contrôle de la sécurité soit tributaire d’une déclaration préalable divulguant la liste des produits ayant reçu des brevets étrangers entre 1986 et 1991. Cette exigence limiterait la protection accordée par l’accord de 1993. En outre, la divulgation de ces informations donnerait des indications précieuses sur la stratégie commerciale envisagée par les entreprises, et risquerait de compromettre les secrets industriels et commerciaux. Le gouvernement des Etats-Unis demande donc que le gouvernement royal Thaï retire cet amendement au Programme de contrôle de la sécurité."

Washington précise encore: "L’exclusion des produits soumis au Programme de contrôle de la sécurité de la liste thaïlandaise des médicaments essentiels serait contraire aux intentions qui ont présidé à la mise sur pied de ce Programme, et constituerait une menace potentielle pour la santé publique. En effet, de nouveaux produits susceptibles d’entrer dans le Programme de contrôle de la sécurité ne figureraient pas sur les listes ou dans les stocks de la plupart des hôpitaux."

La lettre ajoute: "Il est nécessaire de poursuivre le Programme de contrôle de la sécurité tel qu’il était prévu à l’origine de manière à assurer une certaine protection des données en attendant qu’une loi thaïlandaise sur les secrets commerciaux satisfaisante et conforme à l’accord TRIPS ait été votée, promulguée et mise en application avec succès. Une lacune dans la protection des produits des Etats-Unis serait inacceptable."

Enfin, la lettre conclut avec une menace à peine voilée par le langage diplomatique: "Nos entretiens avec vos délégués à Genève avaient été encourageants. Nous sommes persuadés que la concrétisation d’une loi sur les secrets commerciaux compatible avec l’accord TRIPS augmenterait fortement l’attractivité de la Thaïlande pour les investisseurs étrangers, non seulement en ce qui concerne la recherche pharmaceutique mais pour toutes sortes d’industries donnant accès à des produits innovants."

3° Washington exerce des pressions sur la Thaï FDA pour qu’elle renonce à imposer un étiquetage des produits génétiquement modifiés.

Ce dernier point n’était pas mentionné dans la lettre envoyée le 11 mai par Robert Zoellick, mais il a été communiqué par le Dr Vichai, secrétaire général de la Thaï FDA. Ce dernier a en effet révélé que les pressions ne se sont pas limitées au Programme de contrôle de la sécurité. En fait, Washington a profité de ce différend pour soulever d’autres questions, telles que l’intention du gouvernement thaïlandais d’étiqueter les produits génétiquement modifiés. Le 13 février 2001, après avoir exprimé la déception de son gouvernement en ce qui concerne le Programme de contrôle de la sécurité, l’envoyé des Etats-Unis a aussi menacé la Thaïlande des sanctions commerciales prévues par la section 301 si elle persévérait dans cette orientation. La Thaï FDA avait déjà décidé en 1999 que les produits alimentaires contenant plus de 3% de produits génétiquement modifiés devaient porter cette mention sur leur étiquette.

Les puissants utilisent l’OMC pour institutionnaliser la loi de la jungle

Selon son directeur général, Mike Moore, l’OMC protège les pays pauvres, puisqu’elle est basée sur des lois générales. Il a souvent répété que la seule alternative reviendrait à laisser libre cours à la loi de la jungle.

Or, si l’on observe comment se déroulent les relations entre les Etats-Unis et la Thaïlande, comment l’OMC traite les pays en voie de développement et ce que subissent les membres de la société civile lorsqu’ils osent protester, on se rend compte que:

— La loi de la jungle règne de fait, malgré l’existence de l’OMC.

— L’OMC est utilisée pour justifier des pressions bilatérales. Par exemple, lorsque les Etats-Unis exigent que le projet de loi thaïlandaise sur les secrets commerciaux, qui est déjà compatible avec l’accord TRIPS, soit malgré tout mis en conformité avec l’article 39.3 de cet accord.

— Pire encore, les pressions bilatérales ont été multilatéralisées par l’OMC.

Cela ne saurait surprendre si l’on sait que Narayanan, l’ambassadeur indien à l’OMC, a admis, devant à un groupe d’ONGs, en mars de cette année, que l’OMC était bien une organisation fondée sur des lois, mais que celles-ci avaient été déterminées sur la base de la force.

Le lobby des entreprises qui font pression auprès du gouvernement de Washington et le financent réclame de lui des accords bilatéraux avec les pays en voie de développement, et ces accords sont ensuite renforcés et rendus permanents dans les règles de l’OMC (c’est ainsi que la Thaïlande en est arrivée à accepter l’accord TRIPS au cours de l’Uruguay Round).

Ces mêmes gouvernements et entreprises sont actuellement en train d’exercer des pressions féroces au sein de l’OMC pour qu’elle élargisse et approfondisse ses compétences par le lancement d’un nouveau cycle de négociations commerciales lors de sa conférence ministérielle au Qatar (Doha).

Plus les pays riches veulent s’assurer du lancement d’un nouveau Round à Doha (Qatar), plus ils multiplient les tentatives d’intimidation et les pressions souterraines visant à contraindre les ministres du commerce des pays en voie de développement à se plier aux projets des gros acteurs économiques. Ce qui revient, à mon avis, à une multilatéralisation des pressions bilatérales.

Et, lorsque ses intérêts ne coïncident pas avec les règlements de l’OMC, Washington utilise l’ignoble section 301 (loi de la jungle "bilatérale"). Et pour rendre les rapports entre Washington et l’OMC encore plus incestueux, l’Organe de règlement des différends de l’OMC s’est prononcé en 2000 en faveur de la conservation de la section 301. Charlene Barshefsky, qui était la représentante pour le commerce sous l’administration Clinton, a ensuite émis le commentaire suivant: "La décision prise ce jour ferme la porte à toutes les revendications infondées concernant la légitimité de la section 301. Cette section 301 a été et restera essentielle dans nos efforts pour renforcer nos droits dans le commerce international."

Si cela n’est pas la loi de la jungle dans sa version institutionnalisée, systématisée, multilatéralisée et globalisée, avec son visage le plus laid, alors que pourrait-elle être?

*Aileen Kwa est une scientifique qui travaille avec Focus on the Global South, un programme autonome de recherche et d’action de l’Université de Chalalongkorn, à Bangkok. Elle écrit entre autres dans la revue Third World Resurgence, un mensuel publié par Third World Network à Penang (Malaisie).

 

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