A propos de l’appel « Abattre tous les murs »
 
 

Abattre les préjugés, écarter les faux débats

Madame, Monsieur,

Un appel circule, intitulé « Abattre tous les murs et lutter ensemble, avec le plombier polonais ou tchèque, pour nos conditions de travail ! OUI à la libre circulation des personnes le 25 septembre 2005 » [1]. Peut-être l’avez-vous déjà signé, après confrontation de divers points de vue et mûre réflexion. Votre conviction raisonnée est faite, nous la respectons et vous pouvez abandonner ici la lecture de ce message.

Mais cette signature peut aussi vous être apparue – ou vous apparaît – comme allant simplement de soi, dans le droit fil de positions que vous avez pu prendre contre la « politique d’asile » blochérisée, pour la régularisation de « sans papiers », ou contre d’autres formes de discrimination. Engagés de longue date dans ce domaine, nous sommes bien placés pour comprendre cette réaction, et l’avons nous-même eue dans un premier temps. Or les choses ne sont pas si simples, et l’évidence, trompeuse.

Savez-vous qu’il y a un NON de gauche ? Avez-vous prêté l’oreille à ses arguments ?

Le premier est mentionné dans l’appel lui-même: son deuxième paragraphe relève à juste titre que l’accord soumis au vote le 25 septembre limite la libre circulation aux pays de l’Union européenne. Ainsi près de 95 % de la population mondiale est victime d’une grave discrimination, étant exclue de cette liberté. Mais même pour les ressortissants de l’Union Européenne, il ne s’agit pas de « liberté de circulation » pour les salarié·e·s, mais essentiellement de cooptation par le marché du travail, soumise à une série de conditions. Ces faits suffisent à invalider le premier paragraphe: « Le droit fondamental à la libre circulation » et « l’égalité des droits entre toutes et tous » seront tout aussi peu respectés après un OUI qu’actuellement.

Il faut souligner que cette discrimination envers près de 95 % de la planète n’est pas chose abstraite: de nombreuses et nombreux « extra-communautaires », souvent sans statut légal, travaillent dans les services, les champs et les chantiers, élèvent au quotidien les enfants en bas âge d’innombrables couples. L’accord soumis au vote le 25 septembre bétonne leur insoutenable situation actuelle. Cette pseudo-libre circulation entérine le refus d’une vraie liberté de circuler, et ne peut en aucun cas être considérée comme un pas vers la régularisation collective des sans-papiers, que mentionne, à juste titre à nouveau, la conclusion de l’appel « Abattre tous les murs […] ».

L’argument, impressionnant à première vue, du « droit fondamental » ne tient pas pour une autre raison: la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 consacre en son article 13 le « droit de circuler librement », droit violé au demeurant par tous les Etats membres de l’ONU ; mais ce n’est évidemment pas le seul. « Fondamentaux » sont aussi déclarés, par exemple, le « droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage », ainsi que les droits syndicaux (art. 23 al. 1 et al. 4). Or, privilégier un droit fondamental, le séparer des autres, c’est les trahir tous, à l’image des régimes staliniens qui se justifiaient de ne pas respecter les droits démocratiques, dits formels, en les subordonnant aux « droits sociaux ». Amnesty International, l’ACAT, Pax Christi et Justice et Paix, dans un texte de décembre 2003 intitulé « Droits syndicaux humains », l’affirment aussi: « En principe, les droits humains sont indivisibles. Aucun droit individuel ne peut être violé sans que tous les autres le soient du même coup ». Faut-il, pour cette fois, considérer ce principe comme invalide ?

Le droit du travail et les droits syndicaux sont à ce point déficients en Suisse que ce pays a été condamné par l’OIT ! Introduite dans ces conditions, l’extension de la « libre importation de main-d’œuvre » ne va qu’entraîner une « libre exploitation » accrue des salariés et des salariées, quelle que soit leur nationalité, qu’ils soient établis en Suisse ou temporaires et à plus forte raison encore s’ils sont « sans-papiers ».

Les porte-parole patronaux, des directions syndicales et de l’administration fédérale prétendent que tout risque de ce genre est écarté, grâce aux « mesures d’accompagnement ». Pourtant, lors de la « Journée des employeurs 2005 » de l’Union Patronale suisse (17 juin 2005), son président Rudolf Stämpfli relève « qu’aujourd’hui le marché du travail est plus rigide et moins flexible qu’avec les mesures d’accompagnement, dans la mesure où chaque contrat individuel concernant les nouveaux membres [de l’UE] doit être approuvé jusqu’en 2011 par les cantons. Le marché du travail sera donc plus libéralisé avec cet accord, même si cela n’est pas une libéralisation totale. » [2] C’est donc à juste titre que l’appel « Abattre tous les murs […] » considère les mesures d’accompagnement comme « largement insuffisantes ». Nous sommes d’accord sur ce point. Mais alors l’appel n’est pas cohérent : le 25 septembre, c’est sur « l’extension de l’accord […] sur la libre circulation des personnes aux nouveaux Etats membres de la Communauté européenne et la révision des mesures d’accompagnement […] » que nous votons. Les mesures d’accompagnement sont donc la moitié de la question posée. Comment peut-on dire OUI à ces mesures « largement insuffisantes » ?

Reste à mettre en évidence ce qu’il est possible d’obtenir par un NON le 25 septembre !

Le patronat suisse, y compris Blocher et l’importante fraction patronale du groupe parlementaire UDC, tient beaucoup aux accords bilatéraux. Nous pensons qu’il y a là une occasion hors du commun de négocier d’autres et de meilleures mesures d’accompagnement en échange d’un OUI.

Les dirigeants syndicaux étaient conscients de la faiblesse des dites mesures d’accompagnement. Ils ont menacé de référendum et organisé une manifestation fin 2004. Mais ils se sont vite contentés de ces mesures « largement insuffisantes ».

Le samedi 25 juin, l’Assemblée des délégué·e·s du Parti socialiste suisse a adopté une résolution prônant le OUI, mais adressant au Conseil fédéral toute une série de demandes [3] qui montrent bien qu’en cas de OUI rien ne serait garanti, et que l’avenir des salariés et des salariées, suisses et immigré·e·s, serait alors laissé entre les mains d’un gouvernement aligné sur les exigences des « milieux économiques ».

Un NON le 25 septembre remettra la balle en jeu: de nouvelles négociations, « suisso-suisses », entre salariés et patronat, devront alors s’ouvrir sur les mesures d’accompagnement, sans rien avoir à toucher au volet « libre circulation », sans aucune modification de l’accord avec l’UE.

L’appel « Abattre tous les murs […] » dit: « nous nous engageons à lutter pour un renforcement de la protection et des droits des salarié·e·s, notamment par la fixation d’un salaire minimum légal, modulé par région et par branche, et par le renforcement de la protection légale contre les licenciements ». Nos revendications vont dans le même sens:

1° Une protection renforcée contre les licenciements. A commencer par l’interdiction de licencier les représentant·e·s élus des salarié·e·s. Tout licenciement injustifié doit pouvoir être annulé, comme le congé dans le droit du bail à loyer.

2° La force de loi des CCT (extension à la branche) doit pouvoir être exigée par les salarié·e·s organisé·e·s dans un syndicat, et entrer en vigueur sur leur simple demande (sans droit de veto patronal).

3° Dans toutes les branches où il n’existe pas de CCT: fixation de l’horaire maximal, du salaire minimal (sans qualification ni expérience) et du salaire effectif (usuel) par l’autorité (cantons, Confédération) ; c’est-à-dire le contenu essentiel d’un contrat-type de travail.

4° Les employeurs doivent annoncer – avec publication dans les organes officiels électroniques (en respectant l’anonymat) – les salaires et les qualifications de toute nouvelle personne engagée. Les syndicats pourront utiliser ces données, notamment dans les commissions tripartites, et les rendre publiques.

Ces revendications élémentaires, et qui ont été formulées plus d’une fois par diverses instances syndicales, sont indispensables pour que l’extension de la libre circulation ne dégrade pas la situation de très larges secteurs de salarié·e·s, les plus faibles en tête. Mais la seule chance de les arracher est le moyen de pression que nous donnera un NON. Le OUI préconisé par l’appel les rendrait inaccessibles pour longtemps.

Ces revendications vont dans le sens de l’unité des salariés et des salariées, par-delà les nationalités, les sexes et les statuts. Plus de droits pour se défendre contre la pression sur les salaires et les conditions de travail profitera à tou·te·s. Notre NON est donc sans ambiguïté. Il est à mille lieues de « prendre en otage les travailleurs·euses polonais ou tchèques » ou d’encourager la « stigmatisation des étrangers·ères ». Notre campagne se range du côté des organisations de salariées et de salariés qui, en Europe, s’opposent à la mise en place d’un dumping salarial et social dévastateur.

La seule chose que nous vous proposons de prendre en otage, c’est le besoin des bilatérales qu’a le patronat, pour lui arracher quelques droits fondamentaux.

Nous espérons que ces lignes vous auront permis de mieux comprendre nos motivations et d’écarter les faux débats. En vous remerciant de nous avoir lus, nous vous souhaitons un bon été.

Jean-Pierre Boillat [4] , Dario Lopreno [5], Lionel Roche[6]


[1] Appel disponible notamment à l'adresse http://www.sos-racisme.ch/qsLayout/Home.asp?ChapId=1

[2]  http://www.arbeitgeber.ch/deutsch/_frames/1-d_aktuell/Arbeitgebertag%202005_Staempfli.pdf (texte en allemand, bas de la page 4)

[3] http://al.sp-ps.ch/data/DIV/Resolutionen/05-06-27_dv_resolution1_f.pdf

[4] Travailleur social au Centre de contact Suisses-Immigrés-Genève, président du Conseil communal, Vevey

[5] Enseignant, membre du Syndicat, des services publics, Genève

[6] Membre du Centre de contact Suisses-Immigrés-SOS-Racisme et du Collectif de soutien aux sans-papier, Fribourg

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