Mesures d'accompagnement au rabais pour la libre circulation des personnes
 
 


Lausanne, le 21 février 2005

Madame, Monsieur,

Vous trouverez, ci-joint, une brochure expliquant les raisons pour lesquelles s’est créé un comité référendaire: « Pour une libre circulation adossée à des droits sociaux et syndicaux ».

Dans la conjoncture historique présente, il est fort normal qu’une discussion ait surgi à l'échelle européenne. Elle porte sur la nouvelle Constitution européenne, sur la politique économique de la Banque centrale européenne (voir à ce propos le dernier ouvrage de Jean-Paul Fitoussi, président du conseil scientifique de l'IEP de Paris, La politique de l'impuissance, entretien avec Jean-Claude Guillebaud>, Ed. Arléa 2005) et sur les mécanismes et l'ampleur de la réallocation des fonds d'aide structurelle du Sud de l'Europe à l'Est.

En Suisse, un débat analogue se développe non seulement sur la liaison entre la politique de la BNS et celle de la BCE, mais aussi sur l'impact effectif des accords bilatéraux sur la structure des prix du marché du travail. Cette dernière controverse renvoie à ce que le Conseil fédéral, dans une langue difficilement imitable, nomme le «paquet»: « libre circulation » plus « mesures d’accompagnement ».

Dans l'histoire, toute accélération et toute mutation de la division internationale du travail a des effets sociétaux marqués. En effet, ces processus modifient les relations concurrentielles entre capitaux (firmes) des différents pays, l'organisation spatiale des implantations de l'industrie et desdits services. Cela d’autant plus lorsque l'on se trouve dans une phase économique durable de « croissance » atone, comme aujourd'hui.

En outre, au plan des rapports entre salariat et employeurs, la constitution d’un espace intégré qualitativement et quantitativement nouveau du marché du travail (UE à 25 plus appendices bilatéraux) modifie beaucoup de paramètres. Le trend plat du volume réel global des investissements s'articule avec une demande des ménages relativement stagnante, ce qui pousse à des mesures de rationalisation de l'appareil productif, dans un cadre de mondialisation compétitive. Combiné aux privatisations et à l'utilisation de bras de levier financiers (rachats d'actions par les firmes) afin d'accroître le taux de marge et redistribuer les dividendes, le résultat final de cette intrication de facteurs se constate: l'emploi ne redémarre pas, la pression sur l'ensemble de la pyramide salariale se fait sentir, les budgets se contractent sous l'effet d'une défiscalisation assez sélective et de choix budgétaires austères.

Certains revenus du secteur public sont directement touchés par le biais budgétaire. Mais cela s'inscrit dans un ensemble que nous venons, à grands traits, de mettre en lumière.

La libre circulation des hommes et des idées est un droit fondamental reconnu par la Déclaration universelle des droits de l'Homme (1948). Mais un tel droit sans droits sociaux risque de réduire la part majoritaire des hommes et des femmes devant «louer leurs services pour vivre» à être des demi-êtres humains, ou pour reprendre la formule d'un sociologue allemand: «des fantômes produisant de la plus-value»>. La liberté de circuler pour les salarié.e.s, de diverses catégories, ne peut aller sans la liberté de s'organiser au plan associatif ou syndical, même si, pour certaines catégories de salarié.e.s, cette volonté associative est de suite dénoncée comme corporatiste.

Que certains corporatismes existent, cela relève de l'évidence. Du moins ceux et celles qui dénoncent les corporatismes le font jusqu'à ce qu'ils soient, eux-mêmes et elles-mêmes, «victimes» d'une dérégulation qu'ils trouvent normale lorsqu'elle intervient pour abaisser les revenus et le pouvoir d'achat de vendeuses ou de travailleuses de l'industrie ou du nettoyage. Sans même nommer les enseignants du secteur primaire ou les enseignantes de la petite enfance.

Ainsi peut-on lire dans l'organe néolibéral Entreprise romande >du 18 février 2005: «Par exemple, l'Ordre tessinois des avocats a communiqué tout récemment que l'on a découvert dans le canton une vingtaine d'avocats italiens exerçant sans les autorisations nécessaires.»> Lorsque cette mise en concurrence («libre circulation») touche des avocats, ils réagissent différemment qu'à l'occasion d'une mise en concurrence, sans normes, qui frappe des salarié.e.s du «popolo minuto» (du petit peuple).

En réalité, nous nous trouvons devant une situation historique nouvelle où la mise en «rivalité» de salarié.e.s autochtones et immigrés de tous les pays d'Europe a pour fonction d'abaisser ledit coût salarial afin de rétablir le taux de marge (taux de profit), ceci pour, prétendument, relancer l'économie, être plus compétitif... sans que l'emploi croisse et la demande finale des ménages augmente. Cela aboutit à l'atonie économique présente et sert simplement à des opérations de rachat de firmes pour obtention de parts de marché (dans un climat de surproduction généralisée ou de sous-utilisation des capacités productives installées) et à une contre-attaque économique sur des marchés tiers, en développement, entre autres en Asie.

Dans cette brochure, le Comité référendaire explique, sur un mode descriptif, cette situation. D'aucuns prétendent que le «oui à la libre circulation» et le «non au dumping salarial» stimulerait la xénophobie. Certes, la question n'est pas sans fondement.

Toutefois, quelques données nous font douter de sa solidité. A force de s'appuyer fortement sur des principes abstraits (une nécessaire lutte contre la xénophobie, mais contre une xénophobie qui existerait sans racines socio-économiques et sans histoire), on les fait céder.

Une récente enquête (Tages-Anzeiger>, 20 février 2005) donne la liste des professions en Suisse les plus nocives du point de vue de la santé. Le titre est assez clair: «Arbeit im Spital macht krank»>. Nous ne traduirons pas. Les professions où le nombre d'heures d'absence pour raisons de maladie, d'accident, etc. est le plus élevé sont les suivantes: construction (130 heures par année), industrie (87), hôtellerie-restauration (84), santé et travail social (81).

A la lumière de statistiques similaires à l'échelle de l'Europe, ce taux d'absence est réduit. Mais le plus significatif est qu'il touche, en Suisse, des professions où le nombre d'immigré.e.s est soit majoritaire, soit quasi majoritaire ou en pleine croissance.

Une libre circulation telle que proposée et organisée, c'est-à-dire non adossée à des droits sociaux et syndicaux, ferait des immigré.e.s les principales victimes de cette mise en concurrence sauvage.

En effet, la formule n'est pas exagérée. L'Organisation internationale du travail (OIT) vient de condamner, dans le rapport intermédiaire du Comité de la liberté syndicale, la Suisse pour les pratiques antisyndicales à l'œuvre dans l'ensemble du secteur privé. C'est-à-dire un secteur où une partie très importante de la main-d'œuvre est immigrée et la partie la plus vulnérable est... féminine.

C'est cette situation qui nourrit une xénophobie socialement et idéologiquement construite aussi bien par les institutions étatiques que par des pratiques syndicales douteuses en la matière. L'argument d'une relance de la xénophobie par le biais de ce référendum nous semble bien peu réaliste.

En fait, que des personnes attachées aux droits fondamentaux – plus exactement à l'ensemble des droits fondamentaux – prennent la parole et s'opposent à ce qui nourrira, demain, une «nouvelle» xénophobie nous paraît relever d'une obligation.

Sur la Constitution européenne, au-delà des calculs politiciens, Laurent Fabius, Arnaud Montebourg, Henri Emmanuelli, Gérard Filoche (inspecteur du travail) du Parti socialiste français, qui ne sont point des nationalistes, ont dit Non. Et cela même si le Non pouvait et peut être pollué par un Non venant de la droite nationaliste (Philippe De Villiers – Mouvement pour la France) ou de Le Pen (FN).

Il est de mode en Suisse de qualifier, à la légère, un Non contre des mesures d'accompagnement au rabais et un Oui pour la libre circulation d'une position qui rejoindrait celle de l'UDC.

C'est la reprise de cette notion «d'allié objectif» qui a fait les beaux jours, si l'on peut s'exprimer de la sorte, d'une période sombre: celle des procès de Moscou.

Certes, à gauche, entre autres à Genève, existe un «nationalisme genevois» qui pousse certains groupes à revendiquer des «emplois genevois».

Ce n'est point parce que s'énonce une bêtise qu'elle doit être attribuée, par facilité perverse, à ceux qui la combattent, entre autres le Comité référendaire: «pour une libre circulation adossée à des droits sociaux et syndicaux».

Sur le référendum ayant trait aux cellules souches, a-t-on mis dans la même escarcelle les intégristes catholiques et Simonetta Sommaruga? La malveillance, «à gauche», consistant à apparier deux Non dans un système référendaire reflète certainement pour certains leur malaise. Si cela est une conviction, elle doit, selon les règles d'une discussion effective, être démontrée.

Une responsabilité éthique et politique existe: ne pas laisser l'UDC et certains de ses appuis hors UDC manipuler des frustrations sociales qui bourgeonnent «dans le ventre noir de la société». Une autre voix doit se faire entendre. C'est ce que nous avons choisi.

Alors une question se pose: il y avait une occasion pour les syndicats, les associations, la gauche – face au constat de la faiblesse de l'existence syndicale et associative sur le lieu de travail – d'imposer des mesures équivalant à des droits pour l'ensemble des salarié.e.s (extension obligatoire des CCT sans attendre des abus répétés non sanctionnés, contrat-type obligatoire, etc.). Nous exposons, en pages 31-39, la faiblesse structurelle des mesures d'accompagnement et les propositions tout à fait élémentaires qui auraient pu être imposées.

Cela, particulièrement, s'il est vrai qu'une catastrophe économique frapperait, le lendemain d'un vote négatif le 21 septembre, l'économie suisse. Adopter quelques lois élémentaires de défense des salarié.e.s, pour un éventail large de catégories, conduirait-il à une catastrophe économique? Si c'est le cas, il faudrait se résoudre, pour caractériser ce genre d'analyse, à adopter comme slogan le titre du dernier ouvrage de J.K. Galbraith: Le mensonge économique>. Il s'agit, en fait, d'un mensonge social et de l'utilisation, courante, de l'oxymoron: réforme-modernisation (pour contre-réforme et régression sociale). La «catastrophe économique» est un argument qui a été utilisé, à de nombreuses reprises, entre autres à l'occasion de la votation sur l'EEE, sur les 40 heures, sur le droit du travail, sur l'assurance chômage, sur les révisions de l'AVS, etc.

Nous sommes certains que l'intérêt que vous portez à la science sociale et à l'éthique qui devrait l'accompagner vous incitera à lire cette brochure, à y répondre, à débattre démocratiquement des idées exposées. C'est une des façons de revaloriser le politique, au sens noble du terme.

Veuillez recevoir, Madame, Monsieur, nos meilleures salutations

Pour le Comité référendaire:
Charles-André Udry, économiste
Jean-Pierre Boillat, économiste